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22 août 2016

Des Dieux et du monde

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Des Dieux et du monde

Lettre à Iseult

 

Dans une lettre écrite de Rome, la belle Iseult, élevée par un père profondément païen et par une mère catholique d’Irlande, me pose de pertinentes questions sur les Dieux et le monde. Je tâche d’y répondre en toute simplicité, dans l’espoir d’éclairer sa lanterne et d’éclaircir mes propres pensées.

Je suis souvent frappée par la vigueur avec laquelle nombre de nos contemporains rejettent le catholicisme. Si je puis comprendre ce refus, je crains qu’il ne conduise à jeter le bébé avec l’eau du bain pour aboutir à un vulgaire athéisme. Pouvons-nous, avec l’écrivain Jean Raspail, considérer le catholicisme comme « le meilleur écrin du paganisme » ? Ou faut-il considérer le syncrétisme comme un leurre ?

Vous posez la question, essentielle, de la réappropriation du sacré - un sacré qui, depuis des siècles, nous a été confisqué par l’Eglise. A priori, je dirais que l’accaparateur, s’il a pu jouer un temps (et malgré lui) le rôle de conservateur, ne me paraît pas le meilleur des inspirateurs. Ce que l’Eglise a récupéré des anciens paganismes, elle l’a mutilé et désagrégé tant qu’elle a pu. La Réforme et ses séquelles ont parachevé ce travail de digestion.

Comme le dit justement l’écrivain orthodoxe Gabriel Matzneff dans Le Taureau de Phalaris, son dictionnaire philosophique : « l’opposition demeure irréductible entre Dionysos et le Crucifié, entre la religion qui est affirmation du vouloir-vivre et celle qui est négation de la vie, entre la pensée païenne qui tend à établir l’harmonie, la sagesse, la beauté et le bonheur sur la terre, et la pensée chrétienne tout eschatologique (« Seigneur, que ton règne arrive ! ») et pleine de mépris pour le monde d’ici-bas. »

Entre Athènes et Jérusalem, c’est bien l’abîme… même si les Galiléens, toutes églises confondues (le profane s’y perd), ont annexé des pans entiers de la pensée païenne, travesti nombre de rites et de mythes de l’ancienne religion cosmique et, surtout, subverti son lumineux message. Immense est la dette de l’Eglise à l’égard des cultes qui ont précédé un triomphe tout politique : songez à la figure de Prométhée, tour à tour enchaîné et libéré, moribond et transfiguré – comme Ieschoua de Nazareth. Songez à la mort de Socrate, telle que narrée par son disciple Platon, qui bouleverse autrement que celle du Crucifié.  Songez à une autre figure, à la fois sublime et tout humaine comme celle de Socrate, Antigone, qui à mon sens surpasse Marie, même si je ne puis m’empêcher de brûler un cierge à Notre-Dame, au Sablon ou à Saint-Germain-des-Prés – car c’est à la Grande Mère que s’adressent mes prières. Songez au mythe d’Œdipe, fondateur pour le roman familial de chacun d’entre nous, autrement plus riche d’enseignements que ces contes à propos de poissons et de pains.

Bien sûr, l’esthète (je pense à l’ami Matzneff) préférera feindre de croire à l’amitié légendaire entre Sénèque et Paul de Tarse… Comment ne pas comprendre cette tentation ? Sans y céder, par lucidité. Comme le disait un vieux païen : « si nous n’appartenons pas à l’Eglise, l’Eglise, elle, nous appartient ». En ces temps de terreur islamiste, ces églises sont des sanctuaires à défendre.

Des cathédrales à l’opéra, comment en effet ne pas respecter l’écrin créé par nos ancêtres ? Rien de plus détestable que l’amnésie volontaire, celle-là même de nos contemporains qui oublient tout, d’Ulysse à Don Juan. Mais ces cathédrales, ces retables et ces cantates, ces épopées, témoignent du génie de nos ancêtres. Ils sont le réceptacle d’une présence, celle des Dieux inspirateurs. Les païens conséquents sont sensibles au genius loci, le génie du lieu, faisceau d’ondes cosmiques bien davantage que marque de propriété. Au Panthéon de Rome, à Chartres ou à Notre-Dame de Paris, nul besoin d’être grand pontife pour sentir une présence qui ne se réduit pas au fantôme d’un ascète hébreu crucifié sous Tibère.

Oui, réapproprions-nous le sacré, qui n’est le monopole d’aucune structure de pouvoir, d’aucune église ou chapelle (même païenne). A chacun, selon son expérience et sa sensibilité, de faire le tri.

Si le temps des païens est cyclique, comment et pourquoi travailler au retour d’un printemps qui adviendra de toute manière ? Notre impuissance face aux cycles n’est-elle pas accablante ?

Accablante ou libératrice ? Le fondement de notre vision du monde, bien plus que la chatoyante diversité de ses panthéons, c’est l’esprit tragique, que le père de l’Europe, Homère, a illustré de façon inoubliable sous les traits d’Hector, le guerrier qui, malgré les objurgations de son épouse Andromaque sur les remparts de Troie, s’interdit toute lâcheté, toute fuite, alors qu’il sait le combat perdu. Tel est l’homme européen idéal, libre et tragique – celui qui accepte son destin. Lisez à ce sujet La Philosophie tragique, le maître essai de Clément Rosset, l’un des rares philosophes de nos temps si bavards.

 

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Que pèsent, face à une telle posture, les consolations paradisiaques, anti-tragiques par essence (et donc non-européennes), les fables pour marmots sur la résurrection des corps, les réponses toutes faites des catéchismes, les mensonges moralisateurs sur le « péché » ? En ce sens, la conversion, le plus souvent forcée, de l’Europe à un messianisme étranger à son mental constitue une régression – la vraie chute.

Pour répondre à votre question, il ne nous incombe pas de travailler au retour d’un printemps inscrit dans les astres. Votre question « trahit » d’ailleurs une vision activiste et utilitaire. Méditez, je vous prie, cette sentence de la Bhagavad-Gîtâ (II, 47 et suiv.) ou Chant du Seigneur, l’une des plus belles fleurs de notre sagesse indo-européenne, où, à la veille d’une bataille décisive, le héros Arjuna reçoit les enseignements divins : « Ne te préoccupe que de l’acte, jamais de ses fruits. N’agis pas en vue du fruit de l’acte. » Ce détachement ne se confond en rien avec l’inaction : Arjuna ne fuira pas le combat, mais ce qui importe est bien l’indifférence au succès comme à l’insuccès.

Ni espérance (le propre de l’esclave qui gémit sous le fouet) ni pathétique désespoir. Ne confondez pas l’activisme et ses illusions d’efficacité avec la quête spirituelle, qui est avant tout connaissance de soi, des Dieux et du monde – je pense ici à Socrate, l’un de nos sages.

Libérée d’un combat sans objet, vous voici prête à affiner le regard que vous portez sur le monde ; vous voici attelée à une tâche d’une autre ampleur : en comprendre les cycles, vivre en harmonie avec eux, devenir vous-même. Toute révolution commence à l’intérieur de chacun. Ceci est moins accablant que douloureux, car il faut se libérer des postures et des palabres.

Après la sagesse hindoue, après Socrate, citons Sénèque, le maître du stoïcisme romain. Dans ses Lettres à Lucilius, l’un des sommets de la sagesse européenne (autrement stimulantes que Les Aventures des Douze Palestiniens, pour ne rien dire du Chamelier de Médine), vous lirez que, si les rapides destins sont fixés, le combat pour la maîtrise de soi et pour la liberté intérieure demeure la priorité – un idéal à atteindre pour tout amant de la sagesse. Prenez le Livre I, Lettre 7 : « Retire-toi en toi-même autant qu’il est possible. Attache-toi à ceux qui te rendront meilleur ; ouvre ta porte à ceux que tu as espoir de rendre toi-même meilleurs. Ce sont offices réciproques. Qui enseigne s’instruit. »

Devenir « l’ami de soi-même », pour citer Sénèque, me semble autrement plus important que de « travailler au retour du printemps ». Cela ne fait pas de vous une femme soumise, « accablée », loin de là, mais une femme éveillée dont les actes auront davantage de poids.

 

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A la lecture de votre roman philosophique, Le Songe d’Empédocle, j’ai été étonnée par les multiples références à l’Amour, concept que je croyais chrétien par excellence et que trop peu de païens contemporains exaltent, au contraire de la volonté de puissance et de l’esprit prométhéen…

Vous avez raison de déplorer ce culte de la force qui, souvent, tient lieu de doctrine chez ceux qui se réclament du paganisme. Pour ma part, ce culte puéril des Vikings à tresses blondes et à double hache m’inspire de la répulsion. Mes maîtres en paganisme sont Homère et Lucrèce, Botticelli et Friedrich, Bach le Pythagoricien et Mozart… Il s’agit bien d’une assomption, et non d’une régression vers une barbarie caricaturale, digne d’un médiocre péplum.

Le païen est un civilisé, l’héritier conscient d’une culture plurimillénaire qu’il entend maintenir, enrichir et transmettre. Aux antipodes donc du jeu de rôle pour adolescents attardés, adeptes du style « motard » ou du kitsch gothique. Aux antipodes aussi de nostalgies incapacitantes dictées par l’adversaire. Naguère, dans la pensée dominante, le paganisme était assimilé à une religion de pékins et de cul-terreux, les pagani ; aujourd’hui, se réclamer de l’ancienne religion de la vérité, c’est passer pour le complice de crimes bestiaux, pour l’idolâtre de régimes policiers. Un comble.

Empédocle nous livre un commandement païen qui me paraît fondamental : « jeûner du mal » (fragment 144). A méditer par ceux qui confondent trouble fascination pour la force et religion cosmique de la vérité.

Quant à l’Amour, relisez bien Empédocle, et avant lui Hésiode, qui fait d’Eros une force fondamentale du monde, à laquelle même les Dieux sont soumis : « le plus beau parmi les Dieux immortels, celui qui rompt les membres et qui, dans la poitrine de tout Dieu comme de tout homme, dompte le cœur et le sage vouloir » (Théogonie, v. 120).

Pour Empédocle, l’Amour, qui porte aussi les noms d’Harmonie, de Joie ou d’Aphrodite, est une force unificatrice, une immense poussée vitale qui anime et ordonne l’univers : elle est combattue de toute éternité par la Haine, principe de division et de fragmentation. Parménide, un autre antésocratique, voit en Eros « le premier de tous les Dieux » (fragment 13).

Toute la théologie païenne repose sur Eros, divinité archaïque née du Chaos primitif ou de l’Oeuf primordial. Et que dire de la puissance d’Aphrodite, Déesse de l’Amour ? De Vénus, chantée par Lucrèce et Rimbaud ?

Lisez Le Banquet de Platon, l’un des livres qui a le plus influencé la pensée de l’Occident, je veux dire la pensée mythique et symbolique, de Plotin à Michel-Ange. L’Amour y est défini comme la plus ancienne divinité et la source des biens les plus grands (Banquet, 178 c), « ce qui doit en effet guider toute la vie des hommes ».

Ce principe sublime, d’une complexité inouïe, les théologiens l’ont réduit à un dogme, qui n’est jamais qu’une forme dégénérée du mythe, celui de l’« amour du prochain » (à l’origine, le membre de la secte), aussi mièvre qu’impossible à respecter dans la vie réelle, donc voué à la parodie et au mensonge.

Revenons aux mythes qui irriguent notre imaginaire et laissons là les dogmes qui le stérilisent. Seuls les mythes induisent, par une voie allégorique ou symbolique, une connaissance réelle qui libère celui qui l’acquiert ; les dogmes, quant à eux, n’enseignent jamais que l’ignorance et la soumission.

Marcel Conche, l’un des authentiques philosophes de nos temps si bavards, écrit justement que la leçon des Grecs est « d’entendre l’appel du réel » et de ne jamais faire dépendre sa sagesse d’une foi ou d’un dogme. Il s’agit bien de rechercher la vérité (et non la fausse consolation que propose l’espérance, cette lâcheté) et de penser (et non de croire comme une béguine). Conche a livré ses réflexions sur l’amour dans Analyse de l’amour : « le véritable amour est philosophique, parce que en font partie la méditation, la réflexion sur la vie (…) Il est ce  par quoi, même vieux, l’on se sent jeune, même près de la mort, l’on se sent vivant, et aussi  ce par quoi l’on se sent fort contre les coups du sort, la malignité d’autrui ou sa bêtise, et les aspérités de la vie. » Vous le voyez, chère Iseult, comme la joie, l’Amour païen est tragique.

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Aujourd’hui le terme « païen » est souvent employé comme un synonyme de polythéiste. Le paganisme que vous décrivez dans votre essai La Source pérenne et dans votre roman Le Songe d’Empédocle se réduit-il à un polythéisme ? Peut-on parler d’un paganisme européen, et celui-ci peut-il s’inspirer de la tradition hindoue ? N’est-ce pas une erreur de se référer à Shiva, qui ne fait pas partie de notre imaginaire ?

Les divers paganismes reconnaissent l’infinie diversité du divin et la multiplicité de ses approches ; ils acceptent les Dieux d’autrui sans les nier. Pour un païen, le divin est hiérarchisé, ce qui s’illustre par exemple dans les mythes par le schème de la parenté – les généalogies divines. Plotin, le successeur de Platon, a décrit les hypostases (les degrés) du divin, plus tard récupérées par les théologiens chrétiens (Pseudo-Denys l’Aréopagite, le père de l’angélologie chrétienne, était un platonicien aussi honteux que que malhonnête). La Trinité des théologiens, source de polémiques et d’hérésies sans fin (et donc de massacres interchrétiens, car rien de plus féroce qu’un chrétien à l’égard d’un autre, s’il est jugé hérétique ou schismatique), témoigne d’ailleurs de la persistance des structures mentales héritées de la religion cosmique. Le monothéisme abrahamique et ses rejetons galiléen et mahométan nient les Dieux des autres et tentent d’imposer urbi et orbi le principe d’une création ex nihilo de l’univers, une vision dualiste (souvent manichéenne) du monde, un temps segmenté et linéaire, une seule et unique voie d’accès au divin (monopolisée par une caste de prêtres infaillibles et intouchables). Bref, il s’agit, comme l’a bien expliqué Alain Daniélou dans Le Polythéisme hindou, d’une erreur métaphysique : « Partant de la vaste base et solide que forme la multiplicité des aspects de la manifestation, le polythéiste peut s’élever peu à peu vers le but jamais atteint du non-dualisme et vers l’illusion d’une identification à l’Etre absolu. A chaque degré de sa montée, il découvre un état de moindre ou de plus grande multiplicité qui convient à son propre état de développement et il évolue, partant des formes extérieures du rituel et de la morale, vers les aspects les plus abstraits de la connaissance et du non-agir. Ces aspects sont représentés formellement par divers groupes de symboles statiques, les Dieux, et de symboles actifs, les rites. L’adepte, à mesure qu’il avance sur le chemin qui mène à la libération, choisit pour chaque degré les Dieux et les rites qui conviennent à son développement et qui sont à sa portée. Durant le pèlerinage de sa vie, le polythéiste va d’un temple à un autre, il pratique différents rituels, différents modes de vie, différentes méthodes de développement intérieur. Il reste constamment conscient de la coexistence d’une multitude de voies menant vers le divin et pouvant convenir à des êtres dont le développement est différent. »  Longue est la citation, chère Iseult, mais quelle lucidité et quelle clarté dans l’expression ! Vous voyez qu’être païen implique d’être polythéiste, même si la plupart n’invoquent le plus souvent qu’une seule divinité à la fois. Mais le païen reste conscient que l’univers est un jardin peuplé de dieux, éternels, omniprésents et indifférents à notre sort. Poursuivons la lecture de cet extrait du Polythéisme hindou : « Il est beaucoup plus difficile, pour l’individu qui se trouve emprisonné dans un système monothéiste, d’établir une hiérarchie dans ses attitudes envers le divin au cours des divers stades de son développement spirituel. (…) C’est à cause de cet équilibre précaire que nous trouvons dans les systèmes monothéistes si peu de marge entre le prosélytisme et l’irréligion, si peu de place pour la tolérance, si peu de respect pour les modes de penser, de culte, de conduite différents de « la norme ». Le monothéisme confond généralement les plans religieux et moraux, les observances conventionnelles et le progrès intérieur. Il mélange foi et propagande, émotion mystique et progrès spirituel. »

Vous voyez que l’Inde vaut le détour ! Alain Daniélou en effet, bien que né dans une famille catholique bretonne, avait été initié au shivaïsme. Il a pu ainsi jouer le rôle de passeur en Occident de doctrines archaïques (mais toujours bien vivantes) qui nous permettent à nous, polythéistes d’Europe, de mieux comprendre notre héritage pré-abrahamique. L’Inde (ou le Japon shintoïste, ou la Chine taoïste) est une école et un conservatoire. Il ne s’agit pas d’imiter servilement des rites bizarres, mais bien de s’inspirer de ces traditions plurimillénaires. Nul n’impose de « croire » à Shiva, mais la figure du Dieu au trident éclaire celle de Dionysos, qui, elle, n’a rien d’exotique !

Pour conclure, chère Iseult, vous qui avez le bonheur de résider à Rome, je ne puis que vous exhorter à vous rendre au Panthéon, le temple de tous les Dieux et la matérialisation du paganisme antique. Grâce au génie de ses architectes, le Panthéon symbolise et incarne, si j’ose dire, cette quête païenne d’harmonie et d’équilibre. Honorez-y les Dieux et les Déesses de votre choix, ceux qui correspondent à cette étape de votre pèlerinage.

Une offrande de fleurs et d’encens, une libation de thé, un salut à la Lune ou au Soleil levant, un poème, une chanson, une méditation silencieuse, tout fait signe et réenchante.

Portez-vous bien.

Christopher Gérard

Lugnasad MMXVI   

 

 

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 Voir aussi le texte précédent :

http://archaion.hautetfort.com/archive/2016/03/10/portrait-paien-5772377.html

 

 

 

 

05 août 2016

Portrait païen

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Né en 1962 à New York d’une mère d’origine anglo-irlandaise et d’un père brabançon, j’aurais pu devenir a quite American si mes parents n’avaient décidé de revenir en Europe. De fait, j’ai vécu et continue de vivre à Bruxelles, capitale d’un pays bizarre que Baudelaire, cette mauvaise langue, décrivait comme le résultat du mariage de la carpe et du lapin.

La Belgique est un pays fort singulier, difficile à comprendre, car encore très médiéval, traversé de clivages qui peuvent (à tort) prendre l’apparence de frontières : la langue, l’argent (comme partout), la sensibilité philosophique. On appartient au pilier catholique ou laïc – ce qui conditionne le choix de l’école, de l’université, et donc du milieu fréquenté. Du conjoint même.

Né dans un milieu déchristianisé depuis le XIXème siècle – des socialistes purs et durs qui, en 1870, par solidarité avec la Commune, descendirent dans la rue avec le drapeau rouge – je suis le fruit de l’école publique, et fier de l’être. J’ai étudié à l’Université de Bruxelles, créée peu après notre indépendance en réaction à la mainmise du clergé catholique sur l’enseignement (et sur toute la société). Par tradition familiale et scolaire, j’appartiens à ce milieu anticlérical qui a ses ridicules et ses grandeurs, au même titre que la bourgeoisie catholique.

Dès l’âge de douze ans, j’ai eu la chance d’étudier le latin à l’athénée (et non au collège – clivage oblige), un latin exempt de toute empreinte chrétienne : l’Antiquité, la vraie, la païenne, m’a donc été servie sur un plateau d’argent par des professeurs d’exception, de vrais moines laïcs que je ne manque jamais de saluer. Comme en outre, j’ai participé dès l’âge de treize ans à des fouilles archéologiques dans les Ardennes, le monde ancien m’a très vite été familier. J’en parle dans mon essai La Source pérenne, qui retrace mon itinéraire spirituel : en dégageant les ruines d’un sanctuaire païen du Bas Empire, en nettoyant tessons et monnaies de bronze portant la fière devise Soli invicto comiti, en reconstruisant les murs du fanum gallo-romain, j’ai pris conscience de mon identité profonde, antérieure. Ce paganisme ne m’a pas été « enseigné » stricto sensu puisque mon entourage était de tendance rationaliste. Je l’ai redécouvert seul… à moins que les Puissances - celles du sanctuaire ? - ne se soient servies de moi. Les lectures, les fouilles, le goût du latin puis du grec, des expériences de type panthéiste à l’adolescence en forêt, tout cela a fait de moi un polythéiste conscient dès l’âge de seize ans. Depuis, je n’ai pas dévié et n’ai aucunement l’intention de le faire : je creuse mon sillon, en loyal paganus.

Lors de ces fouilles et de ces randonnées, j’ai perçu confusément la présence du divin, la subtile approche des Dieux. Bien plus tard, en Inde, ce sentiment s’est mué en certitude : les Dieux sont partout, innombrables et indifférents à notre sort.

Après mes études secondaires à l’athénée, j’ai choisi d’étudier les langues dites « mortes » (latin et grec) à l’Université, histoire d’approfondir ma connaissance de la pensée païenne. Mon mémoire de fin d’études portait sur l’empereur Julien : une traduction commentée de son Contre les Galiléens, un ouvrage de polémique anti-chrétienne (comme ceux, antérieurs, de deux autres philosophes, Celse et Porphyre).

 

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J’étais alors un jeune lettré, lecteur de Nietzsche, admirateur de Julien et de la résistance païenne. Je vibrais au souvenir de la belle Hypathie, assassinée par des moines fanatiques, les talibans de l’époque. Non sans naïveté, je m’identifiais au sénateur romain Symmaque, à tous les Païens convertis de force par une Eglise avide de pouvoir temporel. A cette époque, je découvris l’existence d’une résurgence païenne, consciente quoique maladroitement camouflée, au XVème siècle, celle du philosophe Pléthon et de sa Phratrie des Hellènes. Le renouveau païen de la Renaissance m’éblouissait, et continue de m’éblouir : les académies platoniciennes d’Italie, les arts régénérés par le retour à l’antique…

Ce jeune lettré urbain que j’étais ne pouvait qu’être révulsé par ce qui me semblait caractériser mon temps : l’inversion des valeurs, l’ostracisme contre toute verticalité, le règne des parodies, la plébéianisation du monde qui meurtrissent et obligent de vivre dans une clandestinité supérieure. Il n’est jamais drôle de participer au déclin d’une civilisation, déclin dont j’ai eu, très jeune, l’intuition profonde. Dans son Introduction à la métaphysique, Martin Heidegger dit l’essentiel sur l’âge sombre qui est le nôtre : « obscurcissement du monde, fuite des Dieux, destruction de la terre, grégarisation de l’homme, suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre ». C’est exactement ce que je ressens depuis le début de ma vie intellectuelle et spirituelle.

Les idéologies séculières, toutes issues de théologies dégénérées, les religions historiques ne répondent pas aux interrogations que pose l’âge sombre, car toutes nient le caractère tragique de l’existence, ce qu’avaient bien compris les Anciens, je veux dire les Païens archaïques – mes modèles. Lire Héraclite, surtout traduit et commenté par Marcel Conche, ou Platon expliqué de façon lumineuse par Jean-François Mattéi, écouter la voix de ces deux Grecs d’aujourd’hui m’ont armé contre l’imposture, fût-elle généreuse en apparence. Retour au réel, refus de toute consolation.

Durant mes études de philologie classique, j’avais découvert, lors d’une vente de livres anciens, un exemplaire d’Antaios, une revue allemande dirigée par Mircea Eliade et Ernst Jünger (1959-1971). Ces deux auteurs faisaient déjà partie de mon panthéon littéraire, et de savoir qu’ils avaient travaillé de concert me combla.

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La haute tenue de cette revue, l’éventail des signatures (de Borges à Corbin) et cette volonté de réagir contre le nihilisme contemporain m’avaient plu. A l’époque, au début des années 80, le milieu universitaire se convertissait déjà à ce qu’il est maintenant convenu d’appeler « politiquement correct », expression confortable et passe-partout à laquelle je préfère celle d’imposture matérialiste et égalitaire.

En 1992, comme il n’existait aucune revue sur le paganisme qui correspondît à mes attentes de rigueur et d’ouverture, j’ai décidé de relancer Antaios, deuxième du nom, dans le but de défendre et d’illustrer la vision païenne du monde, et aussi, je le concède, de me faire quelques ennemis. Jünger m’a écrit assez rapidement pour m’encourager ; il me cite d’ailleurs dans l’ultime volume de ses mémoires. Pour son centième anniversaire en 1995, je lui ai fait parvenir la réplique en argent de la rouelle gallo-romaine qui servait d’emblème à Antaios.

L’esprit de la revue se caractérisait par une ouverture tous azimuts – ce qui m’a été reproché à ma plus profonde jubilation. Le franc-maçon progressiste côtoyait l’anarchiste et le dextriste déjanté ; l’universitaire frayait avec le poète : de Jean Haudry, sanskritiste mondialement connu, à Jean Parvulesco, l’ami d’Eliade et de Cioran, tous communiaient dans une quête des sources pérennes de l’imaginaire indo-européen, de Delphes à Bénarès. Seule l’originalité en ouvrait les portes, ainsi que la fantaisie et l’érudition. Jamais l’esprit de chapelle (présent aussi chez les Païens), qui m’exaspère. Ce fut un beau moment, illustré par les trois aréopages parisiens, où nous reçûmes des gens aussi différents que Michel Maffesoli et Dominique Venner, le libertin et le hoplite. Je suis particulièrement fier des livraisons consacrées à Mithra, aux Lumières du Nord. Quand je suis allé aux Indes et que j’ai montré Antaios à des Brahmanes traditionalistes, j’ai eu la joie d’être approuvé avec chaleur.

 

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La revue m’a mis en contact avec toutes sortes de gens, et bien entendu nombre de Païens : druidisants ânonnant un gaulois de cuisine, wiccans rose bonbon, shamanes du dimanche, militants schizoïdes. Pas mal de zigotos, d’esprits sectaires ; quelques belles figures aussi, conviées à participer à la revue. De cette aventure, j’ai retiré un livre, La Source pérenne. Quelques solides amitiés aussi – l’essentiel. Elle m’a servi de carte de visite lors de mes voyages aux Indes, où j’ai vu vivre des Polythéistes. Mes séjours à Bénarès ont probablement changé mon existence bien davantage que les articles d’Antaios. Qu’est-ce qu’un texte, même bien ficelé (et qui n’est pas un poème) à côté d’un bain dans le Gange, au lever du soleil ? A côté de ces quelques gestes si simples dans les temples ? Du sourire d’une orante ?

 

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Peu après la mise en sommeil de la revue, j’ai commencé à écrire, non plus des textes « sérieux », mais de fiction. Je me suis lentement libéré des blocages mentaux induits par ma formation universitaire (et rationaliste). L’œuvre d’un Michel Maffesoli a fort compté, ainsi que celle de Clément Rosset. Surtout, D.H. Lawrence, M. Yourcenar, E. Jünger, M. Eliade, H. Hesse m’ont nourri … et c’est ainsi que je suis devenu écrivain.

Pour répondre à l’une de vos questions, voilà comment je vis le paganisme : par la magie de l’écriture. Créer de la beauté (le beau n’est jamais faux), comprendre l’ordre des choses me paraissent les plus belles manières de vivre mon paganisme, qui se fonde avant tout sur le gnôthi seauton delphique : « connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et ses Dieux ». Platon, pour définir une beauté associée au vrai et au bien, parle dans le Philèbe de juste proportion des parties et d’harmonie du tout. L’artiste authentique trouve ces consonances entre les parties et le tout ; il glorifie ce qui élève et réjouit l’âme ; il résiste aux sirènes du nihilisme comme aux facilités de la mode. En ce sens, l’art est un sacerdoce. Une rébellion aussi. Comme nombre de Païens d’aujourd’hui, je parle des sincères et des véridiques, j’ai trouvé ma voie dans l’art, un art conçu comme initiatique, qui transforme, et anagogique, qui tire vers le haut. Citons Hölderlin : « Le poète vient des hommes, mais il est exigé par les Dieux ». Ou le grand helléniste d’Oxford C. M. Bowra, qui, dans L’Expérience grecque, dit très justement ceci : « c’est le rôle du poète de saisir la beauté qui se cache dans les choses visibles et invisibles, de perpétuer en paroles les instants d’illumination et d’extase qu’il a connus et de les faire partager aux autres hommes. »

Ce sont ces visions qui me guident dans mon travail, et qui me rendent heureux. Or, je crois en la preuve par le bonheur. Ces bavards qui, en faisant la grimace, vous bassinent les oreilles avec leur souffrance ou leur conception de l’écriture… Ces Païens au visage torturé ou asservis au tabac…

Je ne suis pas amateur de grandes cérémonies, même s’il m’est arrivé de participer à des feux solsticiaux dans les forêts d’Ardenne. Je préfère l’intimité de mon cabinet, mes autels domestiques, et les arbres, dont je ne me lasse pas. Par crainte des parodies et de tout folklore, je préfère la méditation solitaire et la célébration à quelques-uns. Discrétion et intensité.

Dans mon premier roman, Le Songe d’Empédocle, j’ai imaginé une société secrète antique survivant jusqu’à nos jours (et en fait bien au-delà, vu le caractère en partie uchronique du roman), la Phratrie des Hellènes. Le roman illustre un type d’initiation, apollinienne et solaire. Le style aussi, je l’espère. Son héros, Padraig, me paraît une belle figure de Païen contemporain… qui doit beaucoup au scribe, mais aussi à d’autres personnes, notamment des femmes, qui, elles ne trichent pas quand il s’agit de l’essentiel.

 

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Puis j’ai publié d’autres livres : romans, nouvelles, illustrant ma vision polythéiste et panthéiste d’un monde éternel, soumis à des cycles et habité par des puissances sans visage. Epicure et Sénèque sont mes maîtres, avec les Antésocratiques, Héraclite et Empédocle. Et comme je l’ai dit ces Grecs actuels que sont Conche, Mattéi, et bien entendu Rosset, dont La Philosophie tragique est pour moi comme un bréviaire. Rosset retrouve les postures homériques quand il décrit l’homme tragique, sans espoir ni illusions qui « ne consent jamais à s’avouer vaincu et à courber le front ». Tel est à mon sens l’archétype de l’homme européen – l’insoumis.

Si je devais définir mon paganisme, je dirais donc : tragique et serein. Parfaitement étranger à toute forme d’espérance et de quête d’un salut individuel, des fadaises indignes de l’homme libre, qui ne « croit » qu’au destin, le fatum des Romains. Même le mot charité m’exaspère, surtout si elle implique une forme mortelle de masochisme. Solidaire, oui, mais de manière conditionnelle. Quant à l’amour abstrait, à la malsaine préférence pour le lointain, au goût masochiste pour l’expiation de péchés imaginaires, non merci.

Face à l’assaut migratoire que nous subissons aujourd’hui dans sa phase aiguë, tétanisés et culpabilisés par diverses officines, dont celle du pape des Chrétiens, cette charité mal comprise et instrumentalisée par des esprits sournois et décadents risque de nous être fatale. Grimée en amour de l’autre, la haine de soi fera couler des fleuves de sang.

Mes souhaits pour l’avenir ?

Que les Européens retrouvent leur fierté, ce génie qui a créé le Parthénon et Versailles, Lascaux et la Sixtine. Que s’effondre ce culte abject de la marchandise qui défigure les visages, décompose les corps et ruine les âmes. Que le sacro-saint marché cesse d’incarner la valeur suprême. Que le culte parodique du dieu jaloux qui a pour prophète tel « chamelier péninsulaire » perde le plus de terrain possible ici comme ailleurs. Qu’une prise de conscience globale permette de purifier notre planète des déchets dont nous la saturons. Qu’Apollon et Aphrodite, pour parler grec, guident à nouveau les hommes libres, ceux qui prient debout.

 

Mars MMXVI

 

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Écrit par Archaïon dans Mythes et Dieux, Opera omnia | Lien permanent | Tags : littérature, paganisme |  Facebook | |  Imprimer |