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25 février 2014

Avec Sébastien Lapaque

 

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Théorie de la carte postale

 

 « Est-ce qu’on est sérieux quand on écrit des cartes postales ? » s’interroge Sébastien Lapaque. Question purement rhétorique, car, depuis toujours, ce flâneur impénitent rafle, partout où le mènent ses pérégrinations équinoxiales ou germanopratines, des cartes postales par brassées. Ces cartes, du Brésil et du Musée de Cluny, de Pau* et d’Alger, il les adresse à ses amis pour les étonner, les amuser, atténuer leur peine et, en fait, « maintenir et tisser des liens d’humanité solide et vraie dans le monde de la séparation ». On s’en doutait, avec dom Lapaque, la métaphysique n’est jamais loin : griffonner, sur une table de bistrot où tiédit un Vittel-menthe, quelques mots au bic 4 couleurs, « le stylo des épiciers et des collégiens », constitue un acte de haute magie blanche. Vraiment ? Mais oui, estimé lecteur : il s’agit pour l’adepte de transmuer le temps réel des prothèses électroniques en temps différé – celui des saints et des mystiques. Il s’agit pour l’anarque, le rebelle cher à Jünger (et à Bernanos), de se retirer des polémiques subalternes, qui crétinisent et avilissent, pour redevenir l’un de ces Véridiques en qui Nietzsche voyait les aristocrates de la pensée.  Il s’agit de créer une once de beauté  – les mots, les précieux mots, et l’encre qui les trace – dans un monde à l’envahissante laideur. Au  styliste la carte postale impose une langue ferme, lapidaire – classique. Donc suspecte en ces temps de cotonneuse logorrhée. Mieux, Lapaque prend un soin maniaque, non pas – Dieux merci ! –  à collectionner comme le premier écureuil venu, mais à sauver du naufrage des centaines de cartes plus ou moins anciennes, qu’il déniche chez les bouquinistes et dont il truffe ses livres. Lire ces cartes sépia à voix haute, répéter un message rédigé dans la fièvre du 11 novembre 1918 ou à l'aube du 27 juillet 1962, articuler avec soin le prénom d’une marraine, d’un oncle ou d’un fils aujourd’hui défunts ou perclus de rhumatismes, c’est abolir le temps qui dévore tout, c’est sauver des visages de l’oubli. La carte postale comme prélude à la rêverie, comme rituel orphique.

 

Christopher Gérard

 Sébastien Lapaque, Théorie de la carte postale, Actes Sud, 10 sesterces.

 

 * Lapaque salue aussi les Mânes de P.-J. Toulet, qui s’adressa des centaines de cartes postales pour se raconter des histoires.

 

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Concernant cet écrivain, voir mon livre  Journal de lecture,

 

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Et cet entretien:

Qui êtes-vous?

Dans Les Identités remarquables, le héros se rappelle le temps où il aimait «tout ce qu’il peut y avoir de sonore dans une idée» — partant dans une définition de soi. Et son ami Laroque se souvient qu’il épatait les filles en citant Alcméon de Crotone ou Nonnos de Panopolis. À l’orée de son âge d’homme, on aime le bruit, les mots qui claquent, les citations, les références. Comme eux, j’ai dû me sentir tour à tour classique et romantique. Aujourd’hui, je pourrais continuer. Me dire anarchiste chrétien ou catholique baroque. Mais la configuration du monde en tribus par l’économie autonomisée ne me donne pas envie de me bricoler une identité. Je préfère écouter le Paul de l’Epître aux Galates : «Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni libre, il n'y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ.» Et puis, si je savais qui j’étais, je n’écrirais pas de livres.

Quelles ont été pour vous les grandes rencontres?

Né trop tard dans un siècle trop vieux, c’est dans les livres que l’on fait ses rencontres les plus marquantes. J’aimais Balzac, Flaubert, Simenon. Je n’ai pas le souvenir d’avoir reçu l’enseignement décisif d’un professeur, sauf un professeur de physique-chimie (!) qui m’avait donné à lire L'adieu au roi de Pierre Schoendoerffer en classe de seconde. Au lycée Hoche à Versailles, je subissais les cours de vieux marxistes ralliés aux vertus de l’économie de marché et des droits de l’homme. C’était la fin des années 1980, la Bourse, l’argent, l’Empire du Bien, l’impératif catégorique d’Emmanuel Kant, bientôt les bombes incendiaires sur l’Irak… Vous voyez le genre… Pour avoir des bonnes notes, il fallait aimer Brecht et Sartre… Enfant, j’aimais l’aventure : Stevenson, Maurice Leblanc. À quinze ans, je lisais Saint Exupéry et Guy de Larigaudie… J’ai découvert ce qu’était la littérature avec l’œuvre de Bernanos, les essais d’abord, puis les romans. J’avais remarqué La Liberté pour quoi faire ? en librairie, le titre m’avait conquis. À la même époque, j’ai lu Maurras : c’était un bon moyen d’exaspérer les imbéciles. Mais avec Bernanos, j’avais ingurgité l’anticorps avant de prendre le poison. J’ai vite compris que le maurrassisme était un modernisme. Je préférais Pascal, Simone Weil, Jacques Maritain et le François Mauriac des romans et du Bloc Notes… L’humanisme intégral… C’est mon côté catho de gauche… À l’époque, il y avait aussi Orwell… Mes anticorps à la Critique de la raison pratique, c’était la Somme de saint Thomas d’Aquin, que j’ai toujours gardée à portée de main, et l’Ethique à Nicomaque d’Aristote. En 1988, j’avais dix-sept ans lorsque ont paru les Commentaires sur la Société du spectacle de Guy Debord aux éditions Lebovici. J’ai eu la chance d’avoir des amis plus âgés qui m’ont conseillé d’acquérir ce volume à la couverture grise. Quel tremblement… «La construction d’un présent où la mode elle-même, de l’habillement aux chanteurs, s’est immobilisée, qui veut oublier le passé et qui ne donne plus l’impression de croire à un avenir, est obtenue par l’incessant passage circulaire de l’information, revenant à tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles, annoncées passionnément comme d’importantes nouvelles ; alors que ne passent que rarement, et par brèves saccades, les nouvelles véritablement importantes, sur ce qui change effectivement. Elles concernent toujours la condamnation que ce monde semble avoir prononcée contre son existence, les étapes de son autodestruction programmée.» Je me souviens qu’un de mes voisins, fils de bonne famille qui étudiait à Sciences-Po, m’avait surpris dans un train de banlieue avec ce livre entre les mains… «Qui t’a dit de lire ça ?» … Il avait raison de me parler comme ça. Qui ? Héritage et transmission, «générations d'esprits fécondants et d'esprits fécondés, qui à leur tour fécondent d'autres esprits ; filiation des maîtres et des disciples» (Larbaud) : c’est là toujours toute la question.


De Narcisse à Clytemnestre, les figures de la mythologie sont très présentes dans votre œuvre. Ce que vous nommez «le plus ancien et le plus caché»…

Pardon de faire le cuistre en citant le Proust de Contre Sainte-Beuve, mais ce n’est pas S.L. qui s’exprime dans les Identités remarquables… «Un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices.»… C’est Laroque qui évoque l’importance de la «ce qui est le plus ancien et le plus caché». Dans les Idées heureuses, mon précédent roman, le héros se faisait appeler Philoctète. Lui aussi savait que l’Antiquité, c’est le trésor enterré au fond du jardin auquel on ne revient pas par hasard, mais parce qu’on connaît son prix. Faire retour à Homère, Thucydide ou Platon, convoquer les figures de la mythologie, mettre en scène leur réelle présence, c’est savoir qu’il y a du toujours dans le temps qui passe. Voué à naître orphelin et à mourir célibataire, l’homme du XXIe siècle n’aime pas entendre ce toujours. La survalorisation de sa singularité lui fait écarter le trésor de l’expérience humaine. Tant pis pour lui.


Votre dernier roman, Les Identités remarquables, peut-il se lire comme un memento mori contemporain, une mise en garde ainsi qu'une illustration de cette philosophie tragique que Clément Rosset, que vous avez peut-être lu, avait synthétisée il y a plus de quarante ans?

Clément Rosset est longtemps resté caché dans un angle mort de ma bibliothèque. C’est mon amie Alice Déon, qui dirige les éditions de la Table Ronde, qui a insisté pour que je le lise. Le sentiment tragique de la vie, je l’avais trouvé auparavant chez Pascal, Kierkegaard, Bernanos. Qui saura à quel point leur cœur a saigné ? Ce que j’aime chez Pascal, c’est le sentiment aigu de l’ambiguïté du monde et du caractère inauthentique de la vie quotidienne. Les identités remarquables essaie de traduire ce sentiment en employant des moyens qui appartiennent au seul roman.

Pour revenir à ma première question, qui êtes-vous, puis-je voir en vous un mélange de reître (comme le sous-lieutenant Laroque, le narrateur de votre roman) et de lettré (comme votre singulier héros - mais s'agit-il d'un héros?)?

C’est étrange que vous parliez du «sous-lieutenant» Laroque, je ne me souviens pas de lui avoir donné ce grade. Dans mon idée, bien qu’agrégé de l’Université et boxeur amateur de bon niveau, Laroque a fini son service militaire avec le grade de caporal-chef, incapable d’être passé sous-officier, et a fortiori officier, à cause de son franc-parler. Laroque, c’est un garçon que je vois bien siffloter «le Déserteur» en passant sous les fenêtres de son colonel avec la Médaille miraculeuse cousue au fond de son béret amarante… Mais bon, si vous dites qu’il est sous-lieutenant, c’est que j’ai dû l’écrire quelque part. Sous-lieutenant, c’était le grade Stendhal au sein du 6e régiment de Dragons, l’ancien La Reine Dragons du siècle de Louis XIV. C’est le régiment dans lequel Bernanos s’est engagé en 1914 et dans lequel il a servi pendant presque toute la Première Guerre mondiale. Il a fini avec le grade de brigadier… Mais revenons-en à nos reîtres et à nos lettrés… Laroque n’est pas mon double, le héros non plus. Le personnage que j’aime le mieux, dans mon roman, c’est Caroline, la petite marchande de jouets : simplicité, tendresse, intelligence.

In vino veritas pourrait être l'une de vos devises. Dionysos semble lui aussi omniprésent dans le roman comme dans ce précieux Petit Lapaque des vins de copains, dont le cru 2009 est enfin disponible chez les cavistes ?

Dionysos, c’est le deux fois né, celui qui vient semer le désordre régénérateur au sein de nos vies trop bien peignées. Dans un roman, comme dans la vie, il faut que la folie joue sa partie. Le vin, c’est une extension du domaine de la lutte. L’important est de proposer un art de vivre complet, une vision du monde cohérente pour faire face à la dévastation capitaliste. J’ai présenté ma collection de vins une première fois en 2006, je récidive : avantage aux vins de vignerons, expressifs et naturels, non trafiqués, peu ou pas soufrés, « à boire entre amis, « entre hommes », probablement en grande quantité, pour discuter rugby » comme l’écrit le critique anglais Paul Strang, qui est un peu l’anti Robert Parker, vous l’aurez compris. Ces vins « nouvelle vague » ont pris l’avantage sur les bêtes de concours bodybuildées. Et je crois savoir qu’on en trouve dans de nombreux endroits en Belgique. En épigraphe de la nouvelle édition du Petit Lapaque des vins de copains, j’ai reproduit une réflexion de Joan Sfar qui résume mon propos. «Il me semble que la pensée occidentale, qu’elle soit religieuse ou philosophique, s’est bâtie autour de deux éléments sacrés : le vin et les étoiles. On boit, on regarde le cosmos et on invente la Bible, la pensée dialectique, la géométrie, l’amour du prochain, le Graal, le roman moderne. On ne peut vivre debout que si l’on est perpétuellement tendu entre la terre et le cosmos. Perdre ces deux liens c’est redevenir des singes. Aujourd’hui, on ne voit plus les étoiles à cause des lumières des villes. Voilà qu’on nous propose de tous boire le même vin. On a le droit de dire NON, parfois ?»


«Ce monde (…) borgne et bête, fragile, méchant, infantile, agité, orgueilleux», «ce siècle en miettes» : me permettrez-vous de vous considérer comme appartenant à la noble cohorte des antimodernes?

J’ai lu les Antimodernes d’Antoine Compagnon. Je ne vais pas vous mentir en prétendant que la place avantageuse que vous me réservez sur la photographie de famille aux côtés de Joseph de Maistre, Charles Baudelaire, Léon Bloy, Charles Péguy, Jean Paulhan et Roland Barthes me déplaît. Mais j’en reviens à votre première question : je ne suis pas en recherche d’une tribu. L’écriture est un exercice solitaire, une responsabilité personnelle. Attendez que je sois mort pour savoir dans quelle case me ranger : six pieds sous terre, tout cela n’aura plus beaucoup d’importance. Ce qui ne veut pas dire que je me crois le seul dans mon genre. J’ai des maîtres, j’ai aussi des contemporains. Parmi les écrivains de ma date, j’éprouve un sentiment de fraternité à l’égard de Jérôme Leroy, Jean-Marc Parisis et François Taillandier. Mais nous n’avons pas la prétention de former une école ou un groupe constitué. Vous me direz que nous n’en avons plus la possibilité… N’importe ! Nous vaincrons parce que nous sommes les plus faibles.

Propos recueillis par Christopher Gérard, entre Amazonie et Brabant, équinoxe de septembre 2009.

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18 février 2014

Pour saluer Alain Bertrand

 

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" Bien que myope, Alain Bertrand voit clair : sa petite musique est de celle qui s’impose avec une force discrète, celle d’un Marcel Aymé qui serait porté sur les bières d’abbayes."

C'est ainsi que je tentais de définir le cher Alain Bertrand, qui vient de mourir, trop tôt. Pour le saluer, voici l'entretien qu'il m'avait accordé en 2010. Tout l'homme, et quel homme : chaleureux, sensible, se révèle.

Que la terre te soit légère!

 

Entretien avec Alain Bertrand

 

 

Qui êtes-vous ?

 

Si je le savais, je n’écrirais pas. C’est précisément pour trouver une consistance que l’on écrit, au lieu de jouer aux castagnettes ou à la roulette russe. Les mots ont ce pouvoir de révélation ; ils nous créent et nous délivrent tout en nous dissimulant derrière la perfection de leur forme. Je crois qu’on n’existe vraiment qu’en relation. Avec soi-même, avec les autres, avec les mots, avec la nature. Pas d’existence possible sans ces ponts de corde que la littérature, dans son essence, tente de dresser au-dessus des gouffres.

 

Comment vous définir ?

 

Se définir, c’est planter les clous de son cercueil. Je préfère les perspectives forestières et les chemins de grandes randonnées. Donc, la question reste ouverte.

 

Les grandes lectures ?

 

Si vous étiez mon professeur, je vous livrerais la longue liste de ce qu’il faut avoir lu. J’insisterais sur Céline, Apollinaire ou Simenon. Vous m’accorderiez une note moyenne, sans plus. L’examen terminé, on évoquerait Blondin, Calet ou Vialatte, texte dans une main, crayon dans l’autre. Et le style nous occuperait toute la soirée, et même la nuit; on s’approcherait doucement des choses, le miracle viendrait ; le style, c’est l’aube du premier matin. Après quoi, on se ferait servir un café dans une grosse tasse de faïence, comme on en trouve dans les brasseries, à Genève. C’est alors que je vous livrerais le nom de celui qui a joué le plus grand rôle dans ma vie de lecteur : Georges Haldas.

 

Les grandes rencontres? Des écrivains? Des peintres ?

 

Si j’avais à construire ma biographie, j’évoquerais les rencontres. Avec des écrivains, des peintres, des anonymes. Le premier fut Gaston Compère ; il a été mon père intellectuel, m’apprenant la liberté du regard et l’exigence du style – son absolu. Il m’a rendu plus sensible à la musique et à ce qu’il appelait l’aristocratie de la sensibilité. Avec Jean-Claude Pirotte, j’ai pratiqué l’assouplissement de la phrase et la plongée dans la nuit de l’être. Adamek est un narrateur exceptionnel, doublé d’un styliste juteux et fraternel. Franz Bartelt est un frère en écriture ; grâce à lui, je me suis autorisé des angles inédits, des audaces de jeune homme, des pudeurs de jeune fille … Tous ces amis m’ont rapproché de moi-même en littérature, mais l’enjeu reste le même : marier la poésie, l’ironie, l’humanité et l’impertinence.

 

Gantois d'origine, Ardennais d'adoption, vous chantez la lumière des Polders. Synthèse singulière, n'est-il pas ?

 

Le simple fait que je sois né à Gand intrigue souvent les journalistes plus que le contenu de mes livres. C’est la preuve, je crois, que tout se termine quand tout n’a pas encore commencé. Il faut se refuser à toute illusion sauf à celle d’exister. J’ai vécu à Bruxelles une vingtaine d’années avant de venir travailler à Bastogne : c’est une réalité biographique. Mais il y a les paysages psychiques. Or, ceux-là, dans mes livres, ce sont des recréations de la Semois d’une part et des polders, de l’autre. Pourquoi ? Parce que ma sensibilité s’y retrouve, tout simplement, ainsi qu’une certaine douleur d’être au monde. J’aime la lumière par-dessus tout ; c’est le baume absolu, un équivalent de la tendresse. Dans Polders (Bernard Gilson éditeur), je tente de la glisser entre les mots, dans la respiration de la phrase : c’est une préoccupation première. Que tout respire, que la vie surgisse, afin que chacun, par la rencontre, puisse naître, malgré les détresses.

 

Vous sentez-vous, comme écrivain, citoyen de Ce Pays "où le rêve est la seule chance d'échapper à un trop maigre destin" ?

 

Mon travail littéraire est le résultat d’une fécondation : une sensibilité liée à la Flandre, l’usage de la langue française. Ce mélange fait-il un Belge ? Peut-être, mais alors un Belge qui rêve plus qu’il ne vit et songe à cette enfance où tout semblait s’ouvrir à l’espérance.

 

Pourquoi les Polders, et non la Campine ou la Gaume ? Leur lumière, leur ciel, un certain vide ?

 

Oui, il y a là-bas les noces de l’eau, de la terre et du ciel, et le vide que seule la phrase remplit comme le sel le sablier, avant le prochain livre, et le suivant, jusqu’à la fin des choses.

 

J'aime que les machines vous horripilent, comme vous l'illustrez avec esprit dans On progresse (Le Dilettante). Toutes ? Non, le vélocipède semble exercer sur vous une trouble fascination ...

 

C’est moins la machine qui m’horripile que ses utilisations. Et ses utilisateurs. Pardonnons ses utilisatrices lorsqu’elles se déhanchent à vélo. Le monde technique me fascine depuis que j’y enseigne, soit depuis une trentaine d’années. Si j’avais à écrire sur l’école, ce serait pour remercier mes élèves. Je crois d’ailleurs que le travail de l’écrivain commence et finit par la main. Le cerveau rationnel, celui qui juge, compte et contrôle, est l’ennemi d’une écriture inspirée.  Quand j’écris, je rejoins l’ignorance profonde de tout et de tous. Dans On progresse, je m’élève avec humour contre une des aliénations de notre temps : la dictature des objets, manifestation de la bêtise consumériste et technologique. Une question me vient : pourquoi nos contemporains semblent-ils à ce point jouir de leur défaite ? Pourquoi collaborent-ils avec autant d’ardeur à un projet qui n’est pas celui de l’Homme ?

 

Vous publiez en ce mois d’octobre Je ne suis pas un cadeau … Une sorte d’autobiographie ?

 

Hélas, non, sauf à admettre que les livres tiennent lieu de biographie. Je ne suis pas un cadeau rassemble des chroniques consacrées aux cadeaux de bienveillance, aux cadeaux de courtoisie et aux cadeaux empoisonnés.

 

Lesquels préférez-vous ?

 

Dans la vie, les premiers ; en littérature, le cadeau empoisonné est une bénédiction.  D’ailleurs, chaque texte a son dédicataire. Si l’épouse reçoit des fleurs, la veuve se voit octroyer une urne funéraire. La tête d’affiche va au politicien gauchement à droite, le rendez-vous chez le dentiste à son professeur de mathématiques. Le psy de service obtient, lui, un pèse-personne …

 

Pour quelle raison ?

 

La surcharge pondérale ne constitue pas le moindre des tracas, surtout dans les pays où l’on mange trop par manque d’amour. Je propose donc une méthode infaillible pour perdre les kilos superflus …

 

Thérapie par le rire ?

 

Je souhaite, en effet, que ce livre invite à l’humour, tout en permettant de méditer sur nos vies et nos travers, en offrant un certain plaisir esthétique.

 

Vous publiez ce livre chez un éditeur bordelais, Finitude. Pourquoi ?

 

Finitude me semblait le seul éditeur capable de fabriquer un aussi bel objet. De plus, j’ai beaucoup d’affinités avec les auteurs qui figurent à leur catalogue : Jean Forton, Raymond Guérin, Gilles Ortlieb, Marc Bernard, …

 

Vos projets (à part boire un Orval) ?

 

J’aimerais enfin réussir la pelure d’un seul tenant lorsque je pratique la pomme de terre. C’est un objectif concret et d’une portée sans doute supérieure à bien des sagesses orientales. Pour le reste, enseignement, nature, musique et amitiés …

 

Propos recueillis par Christopher Gérard, août 2010

 

 

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13 février 2014

Apollon

 

 

 

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La découverte de ce magnifique Apollon de Gaza incite à relire ces lignes lumineuses de Friedrich Georg Jünger :

« C’est l’esprit omniprésent d’Apollon qui, seul, permet à l’esprit humain l’essor libre de la pensée sans lequel il n’y aurait ni philosophes de la nature, ni pythagoriciens, ni académies, ni science. Car que seraient toutes les sciences, toute la pensée, sans la virilité de l’esprit ? Le dieu qui institue des frontières et qui veille sur elle a aplani la voie, il a débarrassé le chemin pour le grand agôn des esprits. Ce « Connais-toi toi-même », qui le dit sinon Apollon ? Et, ce faisant, que dit-il d’autre que « ne t’illusionne pas toi-même, concentre ta réflexion et tu verras qui tu es, quelle est ta destination. Tu te comprendras toi-même et tu y parviendras, parce que tu es placé sous ma protection. Celui qui me vénère, je déverse sur lui ma lumière et cette clarté lui sera salutaire, même si elle lui est douloureuse, si elle semble le brûler comme du feu ». On ne conçoit pas de connaissance de soi, pas plus que de conscience de soi, sans douleur. C’est pourquoi rien n’éloigne plus d’Apollon que cet effort qui désirerait à tout prix, même au prix de l’anéantissement de l’esprit, s’affranchir de la conscience et, partant, de la douleur. »

 

 

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Écrit par Archaïon dans Mythes et Dieux | Lien permanent | Tags : apollon, mythes, paganisme |  Facebook | |  Imprimer |

11 février 2014

Stay behind !

 

littérature belge,littérature

 

Stay behind ! A la fois injonction vitale et code désignant les réseaux dormants de la guerre froide, quand les services occidentaux organisaient une hypothétique résistance antisoviétique. Stay behind est le deuxième roman du Liégeois Frédéric Saenen, spécialiste de Céline et du pamphlet, remarqué avec La Danse de Pluton comme l’un des espoirs des Lettres mosanes. Je savais, pour avoir recueilli ses confidences entre deux Orval tempérés, que Frédéric Saenen s’était plongé dans l’histoire glauque des années 80, quand la Belgique servit - une fois de plus - de laboratoire dans le cadre d’une stratégie de la tension : groupuscules terroristes plus ou moins bidon, abjectes tueries dans les supermarchés, égorgements et pendaisons « érotiques » de témoins gênants, vols d’armes dans des casernes, ballets multicolores… Unités spéciales et polices plus ou moins parallèles s’en donnaient à cœur joie dans le bac à sable gluant qu’était devenu the Land of Confusion, pour citerle groupe Genesis : un vrai film noir dans le genre Romanzo criminale.

Entre son compatriote Georges Simenon et le rude Ian Rankin, Saenen utilise ce fumier pour bâtir l’étrange roman d’un membre du lumpenproletariat wallon embrigadé dans un groupe paramilitaire qui, pour sauver l’Occident, pratique une forme particulière de tir au pistolet en écoutant Michel Sardou. Sur son lit de mort, l’ancien tireur d’élite se confie à son filleul, qu’il a aimé et protégé comme un fils à la suite d’une promesse scellée par le sang versé. Saenen nous introduit dans les bas-fonds de Liège et de sa banlieue, chez les prolétaires frustrés d’une certaine Wallonie, corrompue jusqu’à l’os. Sa prose sans fioriture, minimaliste et même, à certains moments choisis, proche du slam ou du rap, fait parler ce quart-monde en perdition, où se croisent indicateurs et mythomanes, toqués et pauvres types. Surprenant roman, à mille lieues de l’autofiction (né en 1973, Saenen a donc un alibi en béton) ou des bergeries psychologisantes (même si l’amour s’y cache), le brutal Stay behind glace et désarçonne. Saenen ? Élément dangereux. À surveiller avec attention.

Christopher Gérard

Frédéric Saenen, Stay behind, Editions Weirich, 176 pages, 14€

 

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Concernant cet écrivain, voir mon livre Quolibets. Journal de lecture,

 

aux éditions L’Age d’Homme

 

http://www.lagedhomme.com/boutique/fiche_produit.cfm?ref=978-2-8251-4296-7&type=47&code_lg=lg_fr&num=0

 

 

 

 

Frédéric Saenen, La Danse de Pluton, Ed. Weyrich, Neufchâteau 2011, 114 pages.

 

 

 

Qui êtes-vous ? Comment vous définir ?

 

Le périlleux exercice que voilà ! Au regard de la société civile – donc de la sphère qui, intimement, me connaît le moins – je suis un professeur de français langue étrangère qui officie à l’Université de Liège depuis 1997. Pour les cercles littéraires liégeois et de quelques autres localités belges, un énergumène qui, jusqu’à récemment, lisait à intervalles réguliers des textes personnels, relevant d’une oralité qui n’était pas encore du slam et dont on ne savait s’il fallait en rire, en pleurer, s’en scandaliser, s’en méfier ou s’en ficher.

J’espère, pour ma mère, être un fils aimant et pas trop décevant ; pour mes amours, d’une compagnie supportable ; pour mes amis, quelqu’un de totale confiance. Pendant quelques années, j’ai tenu un journal intime que j’avais intitulé Journal d’un inapte, car c’est bien ainsi que je me vois. En effet, je disparaîtrai de la surface de ce monde sans avoir jamais fait aucun effort pour apprendre à conduire une voiture ou nager. Je suis aussi irréductiblement rétif aux formes modernes de la « com’ » : je ne possède pas de téléphone portable ni ne figure sur aucun réseau social. Ce n’est pas de la pose, juste une incompatibilité majeure entre mon être et tout cela. Né en 1973, j’aurai vécu 27 ans au XXe siècle et, voyez-vous, j’ai du mal à me remettre de cet inconfortable enjambement sur deux ères. Je n’aime pas beaucoup voyager (faire des bagages, faire des démarches pour obtenir un passeport, m’habiller en touriste, très peu pour moi), par contre j’adore flâner, c’est pour ainsi dire le seul moment où je me sente parfaitement libre et en totale disponibilité.

Je ne vais pas m’aventurer sur le terrain des « qualités », car je n’ai comme tout le monde que celles de mes défauts. Certains me disent généreux, alors qu’en réalité je ne suis sans doute que dispendieux. Certains me croient indéfectiblement optimiste sous prétexte que j’ai le rire sonore et cascadant...  Enfin, je dirais que je déteste être comptable (de mon temps, de mes faits et gestes). Difficile quand on est un modeste sujet du Règne de la Quantité ! 

 

Les grandes étapes de votre itinéraire intellectuel ? Les grandes lectures ? Céline ?

 

Si j’ai un quelconque « itinéraire intellectuel », il se rattache à mes lectures, que j’ai toujours menées « en dehors » des obligations scolaires ou professionnelles : je n’aurai fait aucune découverte bouleversante parmi ce qu’il me fut imposé de lire. Ma première grande révélation littéraire fut celle de Céline, un auteur à qui je suis venu par… Sartre, qu’adolescent je dévorais et dont la citation de L’Église en exergue de La Nausée avait éveillé ma curiosité. La voix qui s’exprime dans le Voyage… m’est entrée dans l’esprit et j’ai ressenti, bien avant de le lire dans ses interviews ou ses écrits ultérieurs, ce phénomène voulu par Céline lui-même, à savoir que son lecteur ait l’impression que le texte lui est énoncé « de l’intérieur ». Plus encore que la dimension « orale-populaire », c’est l’importance cruciale que Céline accorde à l’intériorité qui m’a fasciné. Une phrase toute simple, d’apparence banale même, et qui figure dans les premières pages de Voyage… m’a marqué à vie : « Tout est permis en dedans ». Cet aphorisme, plutôt ce constat, dépasse à mon sens de loin la pure revendication égoïste ou individualiste. Il m’a persuadé que là se situait la zone d’où tirer le plus de matière première, dans le « dedans ». Le dehors, c’est simulacre, déception ou pire, fade redite de ce que l’on porte déjà en soi.  

Fréquentant très peu la poésie (à part Michaux et Pessoa que j’ai un peu plus pratiqués), je dirais que mes plus grandes expériences de lecture sont d’ordre romanesques : il y a l’immersion dans La Recherche de Proust, dans tout Faulkner, dans les monologues hypnotisant de Thomas Bernhard. J’aime ces figures d’infatigables travailleurs parce qu’ils ont forgé des œuvres totales et d’une grande force de cohésion (malgré les faiblesses du dernier Faulkner, dans le cycle des Snopes par exemple). Ce sont à mes yeux des textes fondateurs, en connexion avec une dimension universelle, manifestant une appréhension aiguë de la perception du temps, et qui procurent une espèce d’extase par la seule magie du langage qui y est déployé. Ces quelques-uns incarnent à eux seuls la Littérature majuscule, pour moi.

En outre, il y a une myriade de stylistes parfaits – comme Aymé, Morand, Bloy, Lorrain, Léon Daudet – ou de « tempéraments » magnifiques – Cossery, Meckert, Montherlant, Darien, Mirbeau – auxquels je reviens sans cesse. Je les cite en vrac, et j’en oublie forcément beaucoup (vu que je ne cite là que des auteurs du domaine français). Parmi les Belges enfin, je citerais en priorité André Baillon, parce qu’il est un des rares écrivains « d’ici » à rendre justement cette voix intérieure à laquelle je suis si sensible. En réalité, l’histoire des lettres belges m’intéresse plus que ses manifestations concrètes. À part quelques chefs d’œuvres comme Thyl Ulenspiegel et La Nouvelle Carthage, j’ai l’impression que la littérature belge nourrit plus ma mémoire que ma sensibilité proprement dite. Je m’en voudrais enfin de ne pas évoquer celui que j’ai vraiment découvert suite à quelques conversations avec l’ami Christian Libens, à savoir Simenon, qui a signé avec Les Complices le roman sur la paranoïa du coupable le plus abouti qui soit, et avec Lettre à ma mère la plus terrible des confessions de fils meurtri.

 

Les grandes rencontres ?

 

J’en retiendrai deux, même s’il serait tentant d’en évoquer des dizaines. La première, c’est celle de Jacques Izoard, qui a été déterminante pour moi dans la reconnaissance de ma « poésie ». J’ai rencontré Jacques en 1996, alors que, fraîchement diplômé, je faisais un bref remplacement dans l’école où il était lui-même professeur de français. Il a accepté de découvrir mes premiers textes, m’a encouragé à lire en public lors des soirées du « Jardin du paradoxe », le Cirque d’Hiver (une pratique de diffusion de la littérature que j’ignorais complètement à l’époque), m’a présenté à d’autres personnes, m’a conseillé de me rendre à l’annuel Marché de la Poésie de Paris et d’y déposer mon manuscrit… Jacques était un homme très complexe, cultivant un sens particulier du secret autant que celui, surdéveloppé chez lui, de l’entregent. Je ne sais pas si je peux me targuer d’avoir été de ses proches, quoi qu’il en soit je n’ai jamais été de ces courtisans ou saprophytes qui gravitaient autour de son imposante personnalité. J’adorais converser avec lui en tête à tête, il avait une culture phénoménale mais qu’il dissimulait modestement sous une image de poète un peu distrait, maladroit. Il adorait « jouer » en société, et là, il valait mieux ne pas être dupe de ses facéties, ou du moins rester prudent, parce que cela pouvait mener très loin. Jacques fut pendant pas moins de quatre décennies le pivot, pour ne pas dire le pilier, de l’activité poétique liégeoise. Sa disparition a laissé un grand vide qui, alors même qu’aujourd’hui les hommages locaux fleurissent, ne sera pas comblé de sitôt. Il me manque. Combien de rues, que j’emprunte quotidiennement à Liège, me le ramènent à la mémoire, pour les avoir sillonnées avec lui, à des heures souvent indues…

La seconde rencontre est celle de Frédéric Dufoing. En voilà un autre d’énergumène, et complexe, et atypique. Nous sommes amis depuis une bonne quinzaine d’années maintenant et je dois dire que l’aventure, si éphémère fût-elle, de la revue de critique Jibrile, que nous avons lancée en 2003 et qui a vécu le temps de six livraisons papier, m’a changé. Je n’aurais pu la mener avec personne d’autre que lui. Frédéric, philosophe de formation, est un érudit bouillonnant doublé d’un pédagogue hors pair. Il m’a ouvert, comme nulle source livresque, à l’histoire des idées et des systèmes politiques, et nous partageons, entre pulsions anarchistes et cabrements un tantinet réacs, maintes vues sur le monde moderne. Nos divergences sur le sujet arrivent tôt ou tard à se rejoindre, par un chemin ou l’autre, et nos positions respectives quant à des considérations d’ordre moral, parfois plus difficilement conciliables, se rapiècent dans un éclat de rire ou un de ces « bah ! » souverain comme lui seul peut en émettre. Il a de surcroît une écrasante culture cinématographique et musicale dans laquelle je puise allègrement pour combler mes lacunes en la matière – car, en dehors de ma culture de papier, j’ai longtemps été, et je reste en grande part, un homme de fort mauvais goût, ayant un penchant prononcé pour la daube commerciale des années 80 et les films d’action hollywoodiens. 

 

Vous avez commencé par publier des recueils de poème. Quels furent vos initiateurs, vos modèles ?

 

Aussi présomptueux que cela puisse paraître, je ne pense pas vraiment en avoir. Au moment où j’ai commencé à gribouiller jusqu’à fort tard le soir des textes hermétiques, censés rendre mes malaises et mes angoisses d’adolescents, je ne lisais que très peu de poésie, mais des livres d’histoire ou, je l’ai dit, des romans. Les centaines de pages (parfois semées de quatre mots, guère davantage) que j’ai sécrétées pendant cinq ans, entre mes seize et mes vingt-et-un ans dirons-nous, je les ai jetées, non pas dans un mouvement de révolte à la Gainsbourg crevant ses toiles, mais bien parce que je me suis brutalement rendu compte que c’était affreusement nul et qu’il fallait tamiser. Les quelques pages qui survécurent à mon auto da fé en chambre et que je retravaillai ont servi de base au recueil qui deviendrait Seul Tenant, publié chez L’Harmattan en 1998.

Ce qui a par contre plus conditionné l’amplification de mon écriture poétique que la découverte d’un auteur, c’est le fait d’être passé de poèmes très serrés, destinés à la publication sur papier, à la pratique de plus en plus fréquente de la lecture en public, surtout vers 2000-2001, lorsque le Big Band de Littératures féroces s’est cristallisé autour d’un autre ami, Christian Duray. Pendant deux ans, j’ai écrit des proses mi-poétiques mi-pamphlétaires que je performais. Ces textes ont été en partie inclus dans le recueil Qui je fuis, publié en 2003 par les éditions de la revue liégeoise Le Fram. Mais beaucoup de ces textes n’ont existé qu’oralement, ou alors dans des revues disparates. J’en ai un recueil inédit complet, Delenda.

 

Vous publiez aujourd’hui un Dictionnaire du pamphlet. Quelle en est la genèse ? Quid de votre méthode ?

 

Comme je vous l’expliquais plus haut, mon écriture personnelle, a très souvent comporté des aspects relevant du pamphlet ou, plus généralement de la polémique. C’est en effet l’amour du style qui m’a poussé à m’intéresser à ce genre, qui peut être souvent très « poétique » et où le style se marie aux passions et aux idées, pour le meilleur comme pour le pire. En fait, je me suis aperçu qu’il existait peu de documents un tant soit peu « synthétique » consacré à ce genre, dont j’étais déjà un lecteur friand et dont je possédais de nombreux exemples dans ma bibliothèque. L’étude de Marc Angenot, publiée au début des années 80, reste incontournable à bien des égards, mais elle aborde, comme son titre l’indique, « la parole pamphlétaire » sous ses virtualités et ses réalisations stylistiques. Je voulais pour ma part réaliser une étude d’histoire littéraire, consacrée aux auteurs qui auraient commis un ou des pamphlets, parce que j’aurais aimé découvrir dans quelles circonstances de leur existence de grandes figures ressentaient soudain l’urgence d’écrire un pamphlet…

J’ai finalement adopté la forme dictionnairique dans un second temps alors que mon idée initiale étant de réaliser un essai sur le pamphlet. Je me suis rendu compte, après quelques mois de travail, qu’une présentation linéaire ne tenait pas la route, tout simplement parce qu’elle allait provoquer des redites très lourdes, forcément ennuyeuses pour le lecteur. Prenons un auteur comme Bernanos, qui a publié d’exemplaires « écrits de combat » avant et après la Seconde Guerre mondiale ; allais-je devoir parler de ses Grands Cimetières sous la lune en relation avec la Guerre d’Espagne, puis revenir à lui au moment de parler de La France contre les robots ? Je crois qu’un dictionnaire met mieux en évidence la dichotomie qui existe entre pamphlétaires « occasionnels » et « vocationnels ». C’est d’ailleurs cette distinction qui m’a aussi empêché d’intituler ce livre « Dictionnaire des pamphlétaires », parce qu’un Zola, un Hugo ne peuvent se réduire à cette dimension exclusive, leur pamphlet étant un domaine supplémentaire d’exercice de leur talent. On s’aperçoit bien, je crois, à la lecture des notices, que ce genre est très étroitement lié au contexte qui le suscite, mais aussi à la personnalité, au tempérament, de l’auteur qui le produit. Voilà pourquoi j’ai tenté d’équilibrer mon approche entre constats généraux (dans l’introduction) et « cas particuliers » (dans les notices)…

 

Quelles conclusions tirez-vous de cet impressionnant travail ? L’heure des grands imprécateurs est-elle (définitivement) passée depuis …? Qui ?

 

Je pense que, effectivement, le pamphlet, s’il n’est pas une genre mort, s’est en tout cas dilué dans le bavardage généralisé. Le point de basculement n’est pas marqué par une personnalité – qui aurait couronné le genre en le portant à un point de non-retour, à un horizon indépassable – mais bien par révolution dans notre rapport à l’écrit et à la communication, depuis l’avènement des téléphones portables et d’Internet. Ces technologies ont en effet ouvert la boîte de Pandore en « libérant » à outrance la parole, ce qui ne peut aller de pair qu’avec une dévalorisation (de son orthographe, de sa syntaxe, de son style, etc.).

Il n’y a plus de grands imprécateurs à la Bloy ou à la Céline, tout simplement parce que les propos d’esprits, si lucides et / ou si tonitruants soient-ils, sont emportés, tsunamisés en quelques heures, au mieux quelques jours, par le flux d’informations continues qui s’abat sur nous. Et puis, dire les choses en outrepassant un certain registre lexical peut considérablement vous nuire, sur le plan juridique s’entend, puis sur le plan social.

Les pamphlétaires ne sont jamais des à-quoi-bonnistes, ils sont animés par une foi rabique qui les porte dans leur croisade de mots. Or l’époque sécrète deux poisons qui contrecarrent un tel baroud : l’indifférence et la culpabilité. Comment ? Les indignations droits-de-l’hommistes, qui font les belles heures des JT, passent de mode en un éclair, ne s’ancrent plus dans les esprits. Ainsi, pendant quinze jours, l’on vous parle des Bouddhistes massacrés par les Chinois, puis on se focalise sur le Darfour pendant la quinzaine suivante, et la chanson de Dutronc passe en musique de fond de tout cela : « J’y pense et puis j’oublie, c’est la vie, c’est la vie… ».

Les médias provoquent ce double effet pervers, qu’ils nous rendent parfaitement indifférents à des causes majeures à force de les ressasser et dans le même temps font naître en nous la mauvaise conscience de ne plus nous en soucier (en général, « s’en soucier » signifie « verser de l’argent sur le compte bancaire qui apparaît en bas de l’écran et faire ainsi preuve d’un formidable élan de générosité »).

L’humanité actuelle a besoin en permanence, pour se distraire d’un quotidien anesthésiant, de scandales, de révélations, de buzz ; pour cela, les dépêches de Yahoo ! suffisent. Alors ingurgiter un livre (trop) bien écrit, avec des mots compliqués ou rares et des phrases à rallonge, et se casser la nénette à décrypter le réel, vous pensez si l’exercice n’a plus guère d’intérêt…

L’information ravage l’esprit critique. L’hyper-information ravage cette forme supérieure d’esprit critique (avec bien sûr ses outrances, ses dérives et ses aberrations) qu’est le pamphlet.

 

Vous vous êtes également lancé dans l’écriture de nouvelles que vous qualifiez curieusement de « taiseuses » ? Quid ?

 

Le recueil, publié en mars 2010 assez confidentiellement par les Editions Le Grognard de Stéphane Beau, s’intitule Motus, titre éponyme d’une des nouvelles. Les personnages en présence ont tous, de près ou de loin, partie liée avec un certain silence, soit imposé cruellement, soit assumé en résistance à l’agression du dehors ou du blabla généralisé. J’ai en effet qualifiées ces proses de « taiseuses », car j’aime ce belgicisme moins ténébreux à mon oreille que le « taciturne » français. En « taiseuses », je vois des incarnations de mes narrations brèves : des petites filles, sagement assises et qui tiennent les lèvres closes sur quelque chose qui les dépasse tant qu’elles ont du mal à l’exprimer.  

 

Vous êtes enfin connu, mais oui, comme un critique littéraire exigeant. Quelle est votre ligne de conduite ?

 

La critique littéraire doit, à mon sens, rester un exercice de style autant que de précision.Pour ma part, je me fais un devoir de servir le texte que j’ai apprécié en abordant toutes ses dimensions (thème(s), narration, style, ton, etc.) et en le citant à bon escient pour en faire percevoir la « voix » unique que j’y ai perçue. Écrire à propos d’un livre me permet de l’intégrer bien plus en profondeur que si je le « bouquinais » pour mon simple agrément. J’essaie aussi, tant que faire se peut, de mettre en évidence le travail des préfaciers, des traducteurs, des éditeurs eux-mêmes. Un livre est un tout, qui vient coïncider, parfois de façon magique, au moment exact de notre vie où il s’agissait de le découvrir. C’est une rencontre dont j’aime à relater les moments les plus croustillants, les plus intenses.   Pour une « descente en flammes », c’est plus complexe. J’accorde beaucoup d’importance à la bonne ou à la mauvaise foi que je crois déceler dans la démarche de l’écrivain, de l’essayiste, du biographe, etc. Rien de plus pénible que les œuvres de convenance ou de complaisance ; ce sont en général les cibles de mes courroux (rares, car le silence est un bien plus efficace agent de la destruction dans un monde où l’adage qui prévaut est « Il vaut mieux en parler en mal que pas du tout. »). Dans ce dernier cas donc, ma ligne de conduite est de lire intégralement le livre, et surtout de n’en rien laisser passer qui pourrait infirmer mes conclusions à son encontre. Je m’efforce de m’attaquer aux défauts du texte in se et pas à son auteur (quoique, parfois, la chose soit fort malaisée à débrouiller). À moins que l’ouvrage soit encensé par la grande presse, je me refuse en général à la gratuité qui consiste à torpiller le livre d’un écrivain débutant ou publié dans une structure éditoriale modeste. Par contre, quel plaisir de ne pas aller dans le sens des unanimités béates et des louanges fallacieuses que l’on trouve en quatrième de couverture, voire sous la plume d’autres éminences critiques !

Dernier détail : un travers que je tente à tout prix d’éviter parce qu’il m’horripile est celui qui consiste à comparer un auteur avec un autre, en général mort, et croire que le parallèle suffit à fonder la critique. Invoquer les mânes d’un grand ancien, comme cela se fait sur les plateaux de télé quand on est soi même à court d’idée, m’apparaît comme la dernière des facilités. S’il n’y a rien à dire d’autre d’un romancier qu’il se situe « entre Bove et Vialatte » ou qu’il évoque « un Kafka japonais », autant tout de suite déclarer forfait, non ? Le degré zéro de l’analyse est atteint.   

 

Vos projets ?

 

L’un, en cours : un essai, toujours chez In Folio, sur les écrivains de la collaboration, et qui sera prêt, si tout va bien, d’ici un an et demi.

L’autre, rêvé : un roman.

 

Propos recueillis par Christopher Gérard

Février MMXI

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05 février 2014

Avec Jean Forton

 

 

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Jean Forton revient, grâce aux éditions Finitude, une maison de Bordeaux, la ville natale de l’écrivain, qui réédite l’ensemble de ses nouvelles en y ajoutant trois inédits. L’ensemble a fière allure et nous rend encore plus proche cet écrivain secret qui, déçu par l’indifférence des critiques parisiens, travailla dans une sorte de clandestinité supérieure durant les seize dernières années de sa trop courte existence (1930-1982). Il est vrai que son chef-d’œuvre, L’Epingle du jeu, rata de peu le Goncourt. On a le cœur serré, de songer qu’un tel artiste s’est contenté d’être libraire de quartier et d’écrire « pour le tiroir » comme disaient les dissidents de l’ère soviétique.

L’art difficile de la nouvelle, Jean Forton le pratiqua avec maestria : le rythme, la chute, l’impitoyable précision du vocabulaire, l’élégance sans tricherie de la phrase… Un maître.

Les constantes ? Une vision lucide, jusqu’à la cruauté, de l’existence et de ses bassesses. Un sens du comique et même du loufoque, allié à un talent infernal pour rendre, en quelques mots, l’émotion qui bouleverse, comme dans cette nouvelle, l’une de mes préférées, où un vieil homme fait les cent pas pendant que sa femme passe sur le billard. Drôle, iconoclaste et corrosif (dans Le Vieux Monsieur), parfois même légèrement pervers (juste ce qu’il faut - mais les critiques des années 50 ont dû renâcler devant cette impériale liberté de ton et de pensée), sans illusion aucune (par exemple sur l’enfance et ses bassesses) et malicieux, Jean Forton captive son lecteur, pour qui il fait revivre une France provinciale d’avant la modernité.

 

 

Christopher Gérard

 

Jean Forton, Toutes les nouvelles, Finitude, 272 pages, 21€

 

 

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En publiant La vraie vie est ailleurs, Le Dilettante rend une fois encore justice à l’un des clandestins capitaux de nos lettres, le Bordelais Jean Forton (1930-1982), qui, s’il ne rencontra jamais un succès de foule, fut très tôt remarqué par les plus grands, de Mauriac à Cocteau. Tous croyaient bien connue l’œuvre de Forton, jusqu’à la récente découverte de cet inédit, qui est tout sauf un fond de tiroir. Bordeaux à la fin des années 50, sa bourgeoisie pleine de morgue, les quais de la Garonne et les bars louches, les docks et les sirènes, de mystérieux attentats… Au milieu, Augustin, un lycéen peu dégourdi qui, entre deux versions latines, perd son innocence en compagnie de son « mauvais ange », Juredieu, son camarade de classe et son premier ami. Servi par un style cristallin et par une verve d’excellent aloi (« je n’ai plus un liard, triste trogne ! »), Jean Forton s’y révèle un observateur aussi lucide que narquois des méandres de l’âme humaine. Ce beau roman d’apprentissage met en scène l’initiation parfois crapuleuse d’Augustin : amourettes émouvantes ou sordides, premières cuites, micmacs plus ou moins burlesques. Un fils aimant se sépare de parents quelque peu lunatiques, les déçoit peut-être et découvre le dessous des cartes. Une jeunesse de naguère fait l’expérience du tragique. Un jeune garçon, pris d’une ivresse libératrice, se révolte contre l’encroûtement provincial. Drôle et sombre, cruel aussi, Forton excelle dans la peinture - sous une brume grise - du pur et de l’impur.

 

Christopher Gérard

 

Jean Forton, La vraie vie est ailleurs, Le Dilettante, 318 p., 17€

 

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