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16 octobre 2008

Philippe Barthelet, grammairien

Rencontre avec Philippe Barthelet

 

Ecrivain, disciple du philosophe Gustave Thibon, producteur à France Culture et chroniqueur à Valeurs actuelles, Philippe Barthelet a dirigé deux Dossiers H (L’Age d’Homme) remarqués, l’un consacré à Ernst Jünger, l’autre, monumental, à Joseph de Maistre. Après la lecture de Baralipton et de L’Olifant, ses deux derniers essais (Rocher), comment mieux le définir, si ce n’est comme un amoureux du langage en tant que vecteur de vérité ? Voici par exemple un exemple de la philologie au sens strict d’un homme qui a entrepris de bâtir une métaphysique de la grammaire : « Quand la piété n’est plus tenable et qu’elle devient révolte, au risque de la folie mais aussi de l’insanité, celle outrancière et insignifiante dont le siècle s’accommode si bien, qu’il en a fait sa musique de table. » Ne vient-il pas de décrire en quelques mots tout le malaise de la modernité ? Ou encore, à propos de la vie en société : « rien n’est rompu entre nous ; tout est évanoui ». Qui dit mieux dans l’actuel vacarme ? Barthelet tient aussi sur le téléphone portatif, ce fléau qui transforme les personnes de chair et de sang en vulgaire décor, ou sur la superstition documentaliste des universitaires (« qui croient comprendre ce qu’ils nomment ») des propos d’une réjouissante hauteur d’âme et de ton. Que ce soit dans la défense de l’accent circonflexe (« fantôme des lettres disparues ») ou dans sa charge contre la corruption du langage (« incivilité » ou « bouffon » ont récemment changé de sens), l’Olifant recèle des trésors de sagesse et de civilisation. Mieux : croyant en la résurrection, ce rebelle dans la plus pure lignée jüngérienne insuffle à ses lecteurs un refus serein du déclin, ce qui fait de son livre un précieux viatique.

 

Christopher Gérard

 

Philippe Barthelet, L’Olifant, Rocher, Monaco, 222 p., 18€

 

 

QUESTIONS À PHILIPPE BARTHELET

Propos recueillis par Christopher Gérard

 

Qui êtes-vous ?

 

Voilà une question bien terrible, en ce qu’elle interdit toute réponse véridique à celui à qui elle est posée, à moins pour lui de sortir de soi pour adopter le point de vue extérieur de qui pose la question – autrement dit, à moins pour lui de cesser d’être lui-même au profit de la réduction à une étiquette ou à un rôle plus ou moins convenu… La réponse la plus véridique, en dehors du silence, serait celle de Zarathoustra : « Je suis celui qu’il me faut être… » Si vous trouvez, bien à tort, cette tautologie mégarique un peu facile, nous pourrons ajouter Hugo à Nietzsche ; Hugo qui, au-delà de lui-même a répondu une fois pour toutes et pour tous ceux qui sont assez inconsidérés pour se vouer à l’écriture : « Nul ne sait qui je suis ni comment je me nomme… »

 

Quelles sont les principales étapes de votre itinéraire ?

 

J’éprouve aujourd’hui de plus en plus la pertinence du proverbe portugais de Claudel : « Dieu écrit droit avec des lignes courbes ». J’ai d’abord fait des études de droit et de science économique, puis j’ai raté (d’assez peu, mais enfin j’ai raté, Dieu merci…) le concours de Saint-Cyr avant de céder à la tentation philosophique à cause de Pierre Boutang qui professait à la Sorbonne. La politique m’avait aussi rattrapé, et en même temps que je préparais une licence de philosophie, je faisais partie du cabinet de Michel Jobert, ministre d’État chargé du Commerce extérieur (c’était en 1981, le premier gouvernement de François Mitterrand).

Pierre Boutang a été pour moi une rencontre décisive, par sa poétique, assomption secrète de sa théorie politique : il n’aurait guère supporté que l’on résume son enseignement par un mot d’un feld-maréchal prussien, Gneisenau : « La sûreté des trônes se fonde sur la poésie » - et pourtant… Et à ce point vous avez à peu près tout : la métaphysique, soit la logique ou l’art de penser, la rhétorique ou l’art de dire et la théologie ou l’art de ne plus dire ; vous avez donc Pierre Boutang, un philosophe traducteur de Platon, commentateur de Blake et de Maurice Scève, ami de Paulhan, exégète de saint Bernard, de Nicolas de Cues et de Wittgenstein ; un feld-maréchal prussien (chut !), détenteur de la plus haute vérité dont soit capable la science politique et par dessus le marché (puisque vous en parlez) chevalier de l’ordre Pour le Mérite, un siècle avant le dernier, Ernst Jünger…

J’ai vite épuisé les plaisirs de la vie de cabinet comme ceux du bachotage (ou de l’agrégachotage) et je me suis mis à rêver d’écrire un traité de métaphysique de la grammaire – rien de moins. J’ai éprouvé que ce sujet n’était pas traitable si je puis dire frontalement, en tout cas pour quelqu’un qui n’est pas professeur – qui ne postule pas que l’on écrit dans un monde et que l’on vit dans un autre. Dès lors que l’on est impliqué – pris dans les plis – on se rend compte qu’il faut trouver un biais d’écriture – une écriture qui me semble par là, par son intention même et malgré les premières apparences, essentiellement romanesque. C’est Olivier Germain-Thomas qui m’a offert, d’une façon tout à fait inattendue, le moyen de sortir de l’impasse : en me donnant une chronique dans son émission de France Culture, « Tire ta langue ! » chronique qui m’a fourni en prétextes, c’est-à-dire en angles d’attaque, pour écrire autrement que je ne l’avais imaginé ce fameux traité de métaphysique de la grammaire. Pas du tout sous la forme d’un traité, précisément : de même qu’on ne prouve la marche qu’en marchant, la métaphysique (de la grammaire qui plus est, ce qui est presque une redondance) ne se traite pas du dehors : elle se fait. C’est ainsi que s’est peu à peu constitué ce que j’ai appelé « le roman de la langue », qui, comme Harry Potter, compte sept volumes : L’Étrangleur de perroquets, Baraliptons, L’Olifant et quatre inédits, si mon éditeur a encore un peu de courage – ou de patience pour aller jusqu’au bout. Un « roman », j’y tiens : le mot – la définition - est encore ce qui correspond le mieux au dessein qui a présidé à cette aventure. La langue est à la fois le pays que l’on explore et le moyen de l’exploration, la carte et la boussole (et aussi le rhum et les biscuits au gingembre que l’on emporte avec soi, comme dans Moby Dick). Mais on part, c’est l’essentiel, et sans trop savoir où l’on va, à la grâce de Dieu. Encore une fois, et c’est ce qui compte, c’est une aventure…

 

Quelles ont été pour vous les grandes lectures ?

 

Pêle-mêle et en en oubliant dix pour chaque nom cité : Malraux, Simone Weil, Nietzsche, Péguy, saint Bernard, Nicolas de Cues, Paracelse, Guénon, Bernanos, Hofmannsthal, Dumas, Gide, Valéry, Sterne, Melville, Joseph de Maistre, Jünger, Dominique de Roux, Nerval, Stevenson, Conrad, Villiers de l’Isle-Adam, Thibon, Orwell, Gobineau, Léon Bloy, Custine, Ramana Maharshi, Cocteau, Rozanov, Bojer, Léon Daudet, Cingria, Joseph Joubert… (je ne cite pas les « classiques », supposés aller de soi : peut-on dire que l’on aime Horace ou La Fontaine, Bossuet ou Laclos ?) Je vous citerai encore Le Chat du capitaine, dont j’ai oublié l’auteur, un roman de la Bibliothèque verte, le premier livre qui m’ait fait pleuré…

Et puis aussi, je devais avoir trois ou quatre ans, quelques vers d’Henri de Régnier :

         « Je n’ai rien, que trois feuilles d’or et qu’un bâton

         De hêtre, je j’ai rien… »

qui ont été pour moi une révélation. Non pas tant la révélation de la poésie, ce qui en soit n’a guère d’importance, non : la révélation du monde. C’est le monde qui, d’un seul coup, m’était offert – par la poésie. (Depuis ce jour  lointain Henri de Régnier est pour moi hors critique, comme on dit hors concours…)

 

Les grandes rencontres ?

 

Je vous ai déjà répondu : les rencontres des grands aînés et des maîtres : Ernst Jünger, Gustave Thibon, Pierre Boutang, cette liste n’établit évidemment pas entre eux une relation d’équivalence, mais chacun d’eux aura beaucoup compté pour moi dans son ordre. On peut y ajouter Henry Montaigu, qui a fort généreusement ouvert à l’étudiant ignare et enthousiaste que j’étais les colonnes de sa revue, La Place Royale, et qui m’a permis de publier, toujours à l’enseigne de la Place Royale, les Entretiens avec Gustave Thibon, qui furent mon premier livre. Je dois ajouter aussi deux écrivains que je n’ai pas rencontrés physiquement, mais avec qui j’ai pu correspondre et qui auront été, chacun à sa façon, les génies tutélaires de mon adolescence : André Malraux et Dominique de Roux.

 

Et les amitiés littéraires ?

 

Vous voulez dire parmi les contemporains vivants ? À vrai dire je me sens infiniment œcuménique, et je regrette simplement de ne pas mieux connaître mes contemporains, ce qui est toujours la fatalité des vies parallèles… Deux noms me viennent à l’esprit tout à trac : Luc-Olivier d’Algange, qui est à la fois et par redondance poète et métaphysicien, et qui est aussi un contemporain de Platon et de Jamblique ; et Valère Novarina, qui s’est embarqué avec son théâtre dans une aventure merveilleuse et terrible dont Dieu sait où elle le mènera… Mais les deux, si différents qu’ils soient de par leur « idiosyncrasie », comme disait Gide, on ceci en commun qu’il ne trichent pas avec « l’honneur des hommes, (le) saint langage » comme disait Valéry.

Pour la génération immédiatement précédente, je vous avouerai que c’est maintenant, maintenant seulement que je la rencontre. L’un des plus beaux mots que je connaisse : « Nous aurions bien besoin d’un peu de bonheur » pourrait être d’une midinette, il est de Napoléon à Sainte-Hélène. C’est un écho assez déchirant de l’injonction de M. de Gobineau : « Le bonheur est une vertu ». « Ne savez-vous pas, avait dit Rousseau avant lui, que la vertu est un état de guerre ? » belle leçon d’étymologie involontaire, puisque la vertu, en grec,  se dit arêté, comme l’apanage du dieu Arès. Accepter le devoir de bonheur est peut-être une question de maturité : il faut attendre Sainte-Hélène… Vous dirais-je que j’ai relu l’hiver dernier Le Rouge et le Noir avec passion, mais comme on lit Les Trois Mousquetaires ou Le Comte de Monte-Cristo, en voulant connaître la suite ? Je l’avais lu par devoir pour le bac de français (et d’autant plus par devoir que ma ville natale, Dole, passe pour avoir inspiré Verrières à Stendhal – c’est du moins une prétention locale à quoi Julien Gracq, à qui j’avais eu le malheur d’en parler, avait opposé un démenti catégorique…) Stendhal n’est pas une lecture pour adolescents. Pour la génération immédiatement précédente, je veux parler des « hussards » entendus au sens le plus large possible, je vous avoue que dans mon jeune âge j’avais un peu lu Nimier à cause de Bernanos, et puis c’est tout : quelque chose me retenait, une espèce d’agacement d’ordre idéologique, pour tout dire. Je me voulais gaulliste (un « gaulliste tendance O.A.S. » comme je me suis présenté un jour à la Fondation, ci-devant Institut Charles-de-Gaulle, dont j’ai l’honneur de faire partie : on a bien voulu croire à une plaisanterie d’un goût douteux, alors que je m’efforçais seulement de serrer au plus près la réalité, qui est toujours d’apparence plus contradictoire que les idées réductrices que nous nous en faisons…) Pour moi le gaullisme c’était et c’est encore à la fois Philippe de Hautecloque et les pêcheurs de l’île de Sein, Malraux et Romain Gary, Louise Michel et Jeanne d’Arc, un mélange aussi de république romaine et de conspiration : donc l’antigaullisme, de droite ou de gauche, m’agaçait un peu – par principe. Et puis la rencontre s’est faite peu à peu, d’elle-même et sur le seul terrain qui vaille : celui de la littérature. Ce fut d’abord Jacques Laurent qui m’honora d’une préface pour L’Étrangleur de perroquets ; ce fut ensuite une préface que l’on me demanda à mon tour pour les romans de Françoise Sagan dans la collection « Bouquins » - et cette préface, curieusement, est parmi les textes que j’ai écrits l’un des plus chers à mon cœur. J’avais déjà donné quelques préfaces, attendues, si je puis dire : à L’Écriture de Charles de Gaulle, de Dominique de Roux, au Boqueteau 125, de Jünger, à L’Éloge de la bêtise, de Jean Paul… mais là, lorsqu’on m’a proposé de préfacé Sagan (et « on » était Guy Schoeller, son ancien mari) j’ai eu l’impression qu’enfin, on me prenait au sérieux… Aujourd’hui, j’ai pris la direction d’un Cahier de l’Herne Michel Déon : la boucle est bouclée. Les « hussards » (où j’inclus volontiers Françoise Sagan et quelques autres, Stephen Hecquet par exemple, ou même Roger Vailland, si fervent gobiniste et laudateur du cardinal de Bernis) s’étaient attiré une critique de Mauriac, qui se voulait définitive – et qui pouvait arrêter un jeune homme à prétention métaphysique : « C’est une eau peu profonde ». Maintenant j’objecterais simplement à Mauriac le mot de Nietzsche sur les Grecs, « superficiels par profondeur ».

On le voit aujourd’hui : rien n’était plus urgent, rien n’était plus nécessaire, et salutaire, que d’opposer le goût du bonheur aux désespérantes prétentions de « l’engagement ». C’est appliquer à la littérature le grand mot de Joseph de Maistre, qu’il faut faire non pas une révolution contraire, mais le contraire de la révolution. Il fallait, il faut faire non pas une littérature engagée en sens contraire (sans quoi l’on retombe dans la logomachie ou l’idéomachie maurrassienne, par exemple, ce qui est jouer et prolonger le jeu de l’adversaire), il fallait faire le contraire d’une littérature engagée. C’est à dire la littérature, tout simplement, délestée de cette « pierre au cou » qu’est pour elle la politique aux yeux de Stendhal. Et de toutes les « pierres au cou » possibles et du même ordre : religieux, moral, esthétique (l’obéissance à des a priori non littéraires).

 

Vous avez publié au Rocher un livre d’entretien avec Gustave Thibon. Que diriez-vous pour convaincre un jeune lecteur de se plonger dans l’œuvre de celui qu’un poète maudit a qualifié de « plus attendu de nos jeunes soleils » ?

 

Que voulez-vous dire à un jeune lecteur pour le convaincre, sinon de lire ? Je lui conseillerais de commencer par le livre qui me semble la meilleure porte d’entrée à l’œuvre de Gustave Thibon : L’Ignorance étoilée – le livre d’ailleurs par lequel moi-même je l’ai rencontré (après sa préface à La Pesanteur et la Grâce). Il représente à mes yeux une sorte de point d’équilibre assez parfait entre sa première manière (sa manière de jeunesse, plus démonstrative) et les livres de son grand âge, plus elliptiques et par là peut-être, plus déconcertants pour commencer… j’ai beaucoup de mal à parler de Gustave Thibon, et sans doute est-ce commettre une injustice à son égard en le citant avec d’autres noms parmi les « grandes rencontres » qui ont compté pour moi. Beaucoup plus qu’une « grande rencontre », l’amitié dont il m’a honoré aura été pour moi, et je m’en rends compte chaque jour davantage, une paternité spirituelle. Mais je vous renvoie à la première question : la prolixité de la réponse est en raison inverse de la proximité du sujet, si je puis dire.

 

Vous avez dirigé à L’Age d’Homme un imposant Dossier H sur Jünger. Qu’est-ce qui vous a le plus séduit chez lui et en quoi l’ultime chevalier de l’Ordre Pour le Mérite demeurera-t-il l’un de nos contemporains capitaux ?

 

Je suis né dans une terre d’Empire, le comté palatin de Bourgogne, et les bateliers jusqu’à la dernière guerre descendaient la Saône en disant, pour désigner la droite et la gauche, non pas « tribord » et « bâbord », mais « France » et « Empire ». Cette rivière-là coule en moi, je suis un Français des confins, de ce « royaume de Bourgogne et d’Arles », pour reprendre la titulature des Hohenstaufen, cette Bourgogne cisjurane de la reine Berthe dont a si bien parlé Cingria (voilà en passant un des écrivains majeurs de mon ciel), l’héritage mouvant de cette Lotharingie impossible. Non que j’en partage, d’ailleurs, les chimères : la France est la France, comme aurait dit le général de Gaulle, et l’Empire est, à sa manière, quelque chose de la France… Mais il suffit là-dessus – cela nous entraînerait trop loin.

Alors, Ernst Jünger ? le dernier représentant de l’Allemagne romaine, catholique, l’Allemagne du vin, l’Allemagne romantique si l’on veut, qui est aussi l’Allemagne du génie des batailles et des forêts, qu’elle a su maîtriser. Le philosophe défroqué que je suis admire en lui le mythosophe, si je puis dire, l’élève à  la fois de Schelling et d’Hölderlin qui a su, par exemple, retrouver dans Le Mur du temps et à sa façon toute personnelle, l’enseignement d’un René Guénon que par ailleurs, il n’a peut-être pas lu – mais ça n’a pas d’importance, sans doute n’en avait-il pas besoin…

L’un des plus grands charmes de l’Allemagne – et de la langue allemande, un charme qui est évidemment dangereux, comme tous les charmes véritables, c’est ce contact immédiat entre les mots et les choses : l’allemand est ingénûment alchimique. Celui qui a pu fournir à Goethe une idée de son docteur Faust, Corneille Agrippa, médecin, kabbaliste et historiographe de Charles Quint, celui que l’on appelait « l’archisorcier » et que l’accusation de sorcellerie avait fait passer un an au cachot, a enseigné dans le collège où je serai moi-même élève, il ne s’en est fallu que d’un peu moins de cinq siècles… En son honneur, j’ai collaboré au Robert culturel du français en écrivant les articles « magie » et « tradition »…

         Pour en revenir à Ernst Jünger (il est nécessaire de préciser son prénom : Friedrich Georg, son frère bien-aimé, poète et métaphysicien lui-même, s’appelle lui aussi Jünger), j’ai eu en effet le privilège de le rencontrer assez assidûment pendant les dernières années de sa vie, chez lui, à Wilflingen, avec son dernier traducteur français, le poète Éric Heitz. Ce qui m’a le plus séduit chez lui, me demandiez-vous ? Peut-être sa malice et son rire. En quoi demeure-t-il un de nos « contemporains capitaux » ? sans aucun doute par son œil de mouche : l’œil absolu, comme les musiciens parlent d’oreille absolue. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger ; c’est-à-dire qu’il tient à la nature aussi bien qu’au surnaturel, et qu’il connaît – dans le détail – tout l’entre-deux. Ses Chasses subtiles – et des idéologues qui se croient pourtant sympathisants avaient critiqué l’importance que je donne dans le Dossier H au Jünger naturaliste et entomologiste, comme s’il était un savant pour rire, un entomologiste du dimanche et que tout cela n’était au fond de sa part qu’une pose esthétique : on ne peut espérer plus parfait contresens – ses Chasses subtiles, donc, l’ont conduit tout naturellement à revenir au giron de l’Église catholique, comme au foyer de la tradition occidentale. C’était un païen, je veux dire un Allemand, qui savait comprendre l’histoire…

 

Vous avez aussi publié, toujours à L’Age d’Homme, un Dossier H sur Joseph de Maistre et puis chez Pardès une biographie de Dominique de Roux. Ces deux écrivains allaient chacun à sa manière à contre-courant. Pourquoi les lire aujourd’hui ?

 

Pourquoi les lire aujourd’hui ? mais parce qu’on ne trouve guère mieux dans leur ordre respectif ! Joseph de Maistre est un magistrat ; il a sans cesse le souci du cas concret, de ce que Gustave Thibon appelle de son côté le « retour au réel ». Ce qui est une leçon de philosophie, mais aussi de littérature : rien ne guérit mieux des nuées, dans la pensée comme dans l’expression, que ce « retour aux choses mêmes ». Je suis moi-même, et je m’en rends compte aujourd’hui, redevable au droit que j’ai étudié de ce souci de la propriété des mots. C’était la leçon de Stendhal : écrire comme le code civil, et il n’y a en effet de meilleur maître en prose française. (Les jurisconsultes qui ont écrit le code civil étaient les écoliers de Montesquieu, et les collègues français de Joseph de Maistre).

         Quant à Dominique de Roux, je l’aime pour la même raison que j’aime le comte de Maistre et le marquis de Sade, lesquels sont les seuls contemporains à avoir pris au sérieux la Révolution française… Dominique de Roux, lui, est le seul qui ait pris au sérieux le gaullisme… même et y compris contre de Gaulle lui-même et la tentation (inévitable) du pot-bouille pompidolien à quoi la Ve République devait fatalement succomber… Il a pris au sérieux, contre de Gaulle lui-même et les « gaullistes » installés, ce qu’il pouvait y avoir d’épique et de légendaire dans la geste de la France Libre, ce qui leur donnait, pour reprendre un mot dont ils étaient friands, leur légitimité… Leclerc, c’est autre chose que Bonaparte en Italie : c’est tout simplement la Table Ronde… Ensuite, que de Gaulle ait lui-même, pour reprendre le mot de Péguy, sacrifié sa mystique à la politique, c’était inévitable et dans l’ordre de la manifestation historique, ce que l’Inde appelle « la chute des temps ». Mais enfin il était bon que quelqu’un prît les choses au sérieux, et les grands hommes au mot – et Dominique de Roux l’aura fait pour de Gaulle et pour son époque…

 

Dans L’Olifant (Rocher), vous partez en guerre (sainte) contre les corrupteurs de notre langue, qu’ils soient universitaires ou publicitaires, pisse-copie ou politiciens. Contre les misologues de tout poil, vous revêtez l’armure du philologue… pour un combat décisif ?

 

La philologie c’est d’abord, comme son nom l’indique, l’amour, la quête amoureuse du Logos ; et de Pythagore à saint Jean, le Logos est un des noms de Dieu – ou plus précisément un des noms du Christ, que saint Jérôme traduit par Verbum. Saint Bernard est un remarquable philologue, au sens obvie, courant de ce terme, parce qu’il est philologue au sens étymologique : quêteur amoureux du Verbe. La philologie est la première forme de l’amour de Dieu. (Quand j’ai publié mon livre sur saint Bernard, j’avais rappelé cette évidence étymologique au micro d’une radio dont l’animateur, qui était un prêtre, avait trouvé que j’exagérais…) Est-ce que l’on prend au sérieux ce que les mots veulent dire, telle est la seule question… Sur ce point de la philologie, dont le double sens rappelle celui d’oraison, l’oratio latine, à la fois les parties du discours et la prière, saint Bernard est le maître des maîtres. Le premier mot qu’il ait écrit est « écrire », justement : Scribere, c’est l’attaque d’un sermon qui constitue à elle seule un art littéraire : Scribere me aliquid et devotio jubet : la dévotion me commande d’écrire… Première question que doit se poser tout écrivain : qu’est-ce qui me commande d’écrire ?  (que si l’écriture ne lui est pas « commandée », s’il peut en douter un seul instant, alors il ferait mieux d’aller pêcher à la ligne ou de faire des mots croisés).

Donc, la philologie : quant à la misologie, que vous lui opposez (et c’est à très bon droit que vous rappelez cette opposition platonicienne), vous souffrirez que je vous fasse une réponse… égyptienne. Vous savez que les Égyptiens, au grand scandale des égyptologues qui sont naturellement comme nous tous imbus de tous nos préjugés scientistes, historicistes, documentalistes, etc., que les Égyptiens, donc, ne faisaient pas mention dans leurs chroniques ou leurs monuments des événements détestables, catastrophes naturelles, guerres perdues, etc. Ce qui témoigne d’une sagesse très remarquable (la sagesse est, dans cet ordre cosmique, l’art de savoir comment les choses se passent ; ce que d’aucuns modernes présomptueux  appelleront encore « superstitions », pour s’en gausser ; Joseph de Maistre, qui n’était ni moderne ni présomptueux et qui savait ce que penser veut dire, trouvait au contraire qu’il n’y a rien de plus précieux ni de plus respectable que les superstitions.) Que si rappeler, c’est évoquer, c’est-à-dire peu ou prou invoquer le retour, ne pas rappeler (et délibérément), c’est travailler à éviter ce retour indésirable. Donc la sagesse, ou la superstition, commandent de ne pas parler des « misologues », fût-ce pour s’en plaindre. Sur ce point je suis superstitieux comme un Étrusque – ou comme un Égyptien. Vous me permettrez seulement de citer un mot de Jean Prévost que citait souvent Gustave Thibon, et qui est la définition du stoïcisme : « Faire, quand plus rien ne va, comme si tout allait encore ». Ce qui exclut d’être un contempteur de la décadence – un contempteur, autrement dit un parasite, un nourrisson clandestin de la décadence que l’on condamne : car enfin, on peut se demander parfois de quoi parleraient certains, s’ils n’avaient pas de décadence à pourfendre, autrement dit si tout allait à peu près bien ? « Combat décisif », dites-vous ? À vrai dire, je ne me sens guère d’humeur apocalyptique ; je n’écris pas pendant la veillée d’armes, à la veille d’Armaggedon. J’écris, tout simplement ; il y a, dans les frondaisons d’une école maternelle en face de chez moi, un merle qui, le matin et le soir, chante seul – et admirablement. Vous dirai-je que j’essaie de l’imiter, à ma façon et dans mes limites ? Mon merle ne se préoccupe pas d’être entendu ; il chante, sa nature de merle le lui commande, qui est sa devotio à lui ; c’est tout. Que pourrais-je faire de mieux de mon côté, avec un tel exemple ?

 

Paris, fête de Saint-Philippe 2008

Publié dans La Presse littéraire, juin 2008.

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