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21 janvier 2020

Loyalität zu Joseph Roth

littérature

Il y a quatre-vingt ans, mourait en exil à Paris, à l’Hôpital Necker, l’un des plus grands écrivains de l’ancienne Double Monarchie austro-hongroise, Joseph Roth (1894-1939). Issu d’une famille juive des confins galiciens de l’Empire, Roth se convertit au catholicisme et passa du socialisme utopique au monarchisme nostalgique. Il fut, avec ses superbes romans La Marche de Radetzky et La Crypte des Capucins, le mémorialiste d’un empire disparu et le théoricien d’un conservatisme éclairé, celui des Habsbourg. Deux excellentes raisons de le lire !

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Écrivain et chroniqueur, notamment pour le Frankfurter Zeitung dont il fut le correspondant à Berlin dans les années 20, Roth voyait tout, surtout ce que les autres ignoraient : la sombre poésie de deux mégalopoles, Berlin et aussi sa chère Vienne), en pleine métamorphose et livrées à une guerre civile larvée (« Maintenant, on chante à gauche l’Internationale et, à droite, le Deutschland über Alles. Simultanément, alors qu’il serait plus raisonnable de chanter ces hymnes l’un après l’autre. »)

Lucide, Roth y décelait les symptômes d’une crise qui emporta ce qui, après le funeste Traité de Versailles, restait de la Vieille Europe : en 1933, n’écrivait-il pas à son ami Stefan Zweig : « C’est l’Enfer qui prend le pouvoir » ?

Le promeneur Roth décrivait sans illusions un monde qui basculait à l’aide d’images puissantes et originales, qui sont d’un poète menacé par des « orang-outang mécanisés », les mêmes qui brûlèrent ses livres et le chassèrent de sa patrie.

Pour saluer ce grand écrivain un moment oublié après la guerre, la vénérable revue Europe lui consacre une splendide livraison de près de deux cents pages tour à tour sensibles et pointues, et ce à l’occasion d’un double anniversaire, le cent vingt-cinquième de sa naissance en Galicie et le quatre-vingtième de son suicide au Pernod.

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Comme l’écrit justement Claudio Magris, qui a tant fait pour le ressusciter, Joseph Roth incarna bien « l’aède du crépuscule de la vieille Europe et de l’identité individuelle », quels que fussent ses masques qu’il porta avec une sorte de dandysme narquois, celui du juif galicien converti au catholicisme autrichien ou celui du caporal qui se prétendit officier de l’Armée impériale et royale. Désespéré par la perte de sa patrie, réduit à une misère noire que son ami Zweig, entre autres bienfaiteurs, tenta d’atténuer, Roth finit ses jours dans deux endroit mythiques de la Rive gauche, tous deux situés en face l’un de l’autre  à l’ombre du Sénat, l’Hôtel Foyot, où logèrent Joseph II et Rilke, détruit en 1938 au moment de l’Anschluss, et le Café Tournon, demeuré intact, où je me rends en pèlerinage à chacun de mes passages parisiens, seul ou en compagnie de l’un ou l’autre confrère. J’aime à y rêver à ces émigrés monarchistes devant un verre de bourgogne.

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Oui, un bien beau numéro d’Europe, revue qui publia déjà Roth de son vivant et que se procureront tous ses amis.

 

Christopher Gérard

 

Europe 1087-1088, hiver 2019, Joseph Roth, 366 pages, 20€

 

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21 décembre 2019

OPTIMUM SOLSTITIUM

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Dieu de Delphes à la lyre d’or,

Vainqueur du Dragon,

Toi le Lucide, le Pur,

Viens, Bienheureux Phoebos !

 

Joyeux solstice d'hiver

et

heureuse année MMXX

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12 novembre 2019

Hommage à Michel Mohrt

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Je suis très ému ce soir de rendre hommage à Michel Mohrt,  écrivain que j’ai découvert, jeune étudiant, au début des années 80, par le truchement, en quelque sorte, de son, aîné Pierre Drieu la Rochelle, dont la figure me fascinait déjà.

En effet, dans deux de ses romans, Mon Royaume pour un cheval et La Guerre civile, Mohrt évoque à la fois Drieu, qu’il avait  rencontré dans le Paris de la fin de l’Occupation, et surtout Bassompierre, son camarade aux Chasseurs alpins sur le front italien, devenu Bargemont dans plusieurs de ses romans, condamné à mort après la Libération et fusillé, malgré l’intervention de grands résistants, pour son engagement sur le front russe. Singulière figure que celle de Bassompierre, qui incarne les déchirements d’une certaine France et dont le tragique destin a profondément marqué Mohrt : une partie importante de son œuvre témoigne de son inconsolable tristesse.

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Michel Mohrt, qui mourut presque centenaire (1914-2011) aura connu le terrible XXème siècle dans sa totalité ; il aura vu son existence brisée à jamais par la défaite de 1940. Dans La Campagne d’Italie, merveilleux roman stendhalien sur les illusions perdues d’une jeune guerrier frustré de sa victoire, il fait dire à son double romanesque, Talbot : « on ne s’en remettra jamais ».

Mohrt rejoint son cadet Michel Déon (1919-2016), qui lui aussi, ne se remit jamais de la débâcle. Il existe d’ailleurs entre ces deux maîtres des connivences, un dialogue, qui témoignent d’une forme de mélancolie bien française, toute en retenue, mais déchirante. Comme l’a bien remarqué Marcel Schneider : « Mohrt est de ceux qui n’ont jamais pu accepter ni même comprendre la débâcle. Elle est pour eux comme la blessure d’Amfortas, qui saigne toujours sans pouvoir se guérir ». Cette plaie béante fut rendue plus douloureuse encore par les règlements de compte de la Libération.

Ecoutons Mohrt évoquer ce jeune officier démobilisé après une campagne bien courte qui, contrairement à celle du jeune Stendhal, ne fit pas de lui ce dragon victorieux entrant dans Milan pour occuper - en vainqueur - une loge à la Scala  : « Je n’avais plus confiance en moi, parce que j’avais perdu confiance en mon pays. Comme lui, je le sentais vaincu. Je passais mon temps à ruminer la défaite, cherchant à en préciser les causes, si évidentes pour moi ». C’est à ce moment que cet avocat réfugié en zone libre se met à lire les auteurs qui, après la défaite de 1870, proposent une réforme intellectuelle et morale qui ne viendra pas. Même espoir chez Mohrt d’un relèvement, même hantise de la guerre civile - qui viendra, car aux massacres de la Commune succèdent ceux de l’Occupation et de la Libération. Mohrt a dit et répété qu’il avait l’impression d’assister, « à la naissance d’une vérité officielle qui contredisait tout ce que j’avais vu ou cru voir ». Les années d’après la défaite, il les vécut « en somnambule » et dans l’amertume.

Quittant une France qui l’ulcérait, Mohrt, tel un Emigré de 1792, mit le cap à l’ouest : l’Amérique, thème fondamental de son œuvre, fut le refuge qu’il a décrit avec sympathie dans nombre de ses romans, par exemple dans L’Ours des Adirondacks ou dans Les Nomades ; une Amérique sudiste et anglomane qui ne doit plus guère exister. Une Amérique qui fait songer à celle d’André Fraigneau dans Les Etonnements de Guillaume Francoeur, encore un livre pour happy few. Une Amérique cosmopolite au meilleur sens du mot, c’est-à-dire vieil-européenne, encore francophile, aux campus pareils à des oasis de culture dans un monde barbare : « cette vie studieuse, à la fois austère et confortable, me convenait à merveille. Je me sentais protégé par le gothique, par la tasse de thé de cinq heures, par le silence de la bibliothèque, par l’horaire des cours comme, neuf ans plus tôt, je m’étais senti protégé par les servitudes et les plaisirs de la vie militaire.  J’oubliais Paris, mon amertume, mes déconvenues, j’avais enfin l’impression d’avoir trouvé ma vraie vocation, un havre de paix où me livrer en toute tranquillité à ce qui aurait toujours été la plus grande joie de ma vie, mon recours dans les épreuves, mon vice impuni : la lecture ».

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Peu d’écrivains français peuvent se vanter d’avoir enseigné aux prestigieuses universités de Yale ou de Californie ; très peu nombreux sont ceux qui reçurent en outre la proposition d’intégrer le corps professoral de Princeton. Paradoxe pour ce chouan nourri de Maistre et de Maurras, et qui fut, des décennies durant, l’un des principaux passeurs en France - chez Gallimard - des plus grands écrivains américains du siècle vingtième : qui se souvient que c’est Mohrt qui introduisit Roth et Kerouac chez Gallimard ? Sans oublier son travail en faveur de Faulkner , à qui le liait une sensibilité commune : « Les hommes de l’Ouest ont entre eux bien des ressemblances. Nous étions un peu chouans. Avec M. de Charrette, nous serions allés « chasser la perdrix », nous étions sudistes ».

Toute une sensibilité se révèle, par exemple dans cet entretien avec Bruno de Cessole, où Mohrt se livre : « L’écho romanesque d’un traditionalisme, un refus du moderne qui trouve ses répondants chez Maistre, Baudelaire, Maurras et qu’ont incarné en ce siècle T.S. Eliot et Ezra Pound ».

Dans Vers l’Ouest et Ma Vie à la NRF, Mohrt évoque son « exil » au Canada (transfiguré dans son roman Mon Royaume pour un cheval) et surtout, pendant six ou sept ans aux States, comme visiting professor. L’ancien lieutenant de Chasseurs alpins, décoré de la Croix de Guerre, y initie ses étudiants aux œuvres de Morand, Drieu, Jouhandeau, alors indésirables dans les Lettres françaises.

Mohrt a aussi chanté les marins et les navires, la mer et sa Bretagne natale, pour laquelle il prit, tout jeune, quelques risques : son grand roman La Prison maritime narre en effet les tribulations - et l’initiation amoureuse - d’un jeune Breton d’avant-guerre mêlé à de mystérieux trafics d’armes avec l’Irlande.

Enfin, dernier thème que je voudrais évoquer, c’est celui de Venise, que Mohrt a bien connue et peinte - car il était aussi peintre et dessinateur. Dimanches de Venise est un livre délicieux sur la Sérénissime, où l’auteur mettait ses pas dans ceux de Barrès, de Morand évidemment et de Fraigneau. Très longtemps, le jeune juriste, le jeune officier de chasseurs alpins, l’homme d’affaires et l’avocat captif dans la France occupée avait rêvé de l’Italie, qu’il ne découvrit qu’à près de quarante ans, après sept ans en Amérique.

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Nice en 1939, Little Italy à la fin des 40’ lui en donnèrent un avant-goût, mais c’est à la maturité qu’il put enfin fouler le sol italien, et découvrir Venise, ville maritime qui ne pouvait que plaire à ce Breton, et qu’il vit avec le regard du peintre : « Venise, dit-il, n’est pas pour moi un devoir de français, mais l’atelier qui me manque à Paris ». Après Paul Morand, Mohrt « change l’eau de la lagune en encre », ou plutôt en aquarelle : « Venise a été pour moi la preuve aveuglante que c’est par les sens que nous faisons l’expérience du monde, non par l’idée ».

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Ecrivain solitaire, austère et raffiné, peintre du dimanche, Michel Mohrt incarna le Chouan, le Sudiste tiré à quatre épingles, qui nous manque. Il est vrai que son élégance, son choix parfait de cravates en tricot, ses tweeds, ses chemises Brooks Brothers au col boutonné, cette dégaine d’officier en retraite me séduisirent d’emblée.

Un dernier mot : reprenant mes notes et ouvrant dans le désordre ses livres (lus il y a parfois vingt ou trente ans), je me rends compte à quel point Mohrt est tout sauf un écrivain mineur. Ses livres continuent de faire rêver ; ils n’ont guère vieillis (contrairement, par exemple, aux romans de Nimier) ; ils constituent des talismans que je suis heureux, que nous sommes heureux, mes confères et moi-même, de vous transmettre ce soir.

Ce trésor de votre littérature, prenez-en soin !

 

Christopher Gérard

 

Le 8 novembre MMXIX

 

 

J'ai naguère salué Michel Mohrt dans mes Quolibets 

 

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26 juin 2019

Exit Anne Richter

 

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A la Foire du livre de Bruxelles, printemps MMXII

 

Née d’un couple d’écrivains renommés, Anne Richter a l’écriture dans le sang, puisqu’elle publie son premier livre à l’âge de quinze ans. Auteur de nouvelles, d’essais littéraires (sur Simenon, Milosz, …) et d’anthologies, la voici qui nous revient, avec la fraîcheur d’une rose, à l’occasion de la réédition bienvenue de deux de ses livres.
Sous ce titre étrange, entre ironie et mystère, La grande pitié de la famille Zintram, elle réunit quinze nouvelles dont le style rigoureux, austère même, ne cachera qu’aux distraits la troublante magie qui en émane. Grande lectrice des Sud-Américains (le Bruxellois Cortazar, bien sûr ; Borges, mais en moins cérébral et en plus sensuel) et des Belges (Jean Muno, préféré à Jean Ray), Anne Richter propose des énigmes que le lecteur se voit sommé de résoudre tout seul, comme un grand, ai-je envie d’écrire. D’où le trouble délicieux qu’elle suscite, notre sorcière ! Au lecteur en effet de prolonger l’aventure ; à lui de se risquer dans l’escalier en colimaçon qui l’entraîne insensiblement dans les profondeurs de son propre inconscient, car Anne Richter manipule avec subtilité cette dynamite que constituent les archétypes. Avec un doigté que peuvent lui envier bien des psychanalystes, quelle que soit leur secte… Une magicienne, passée maître dans l’art dangereux des métamorphoses ! Doublée d’une puriste, car ferme est sa langue, et rigoureuse sa syntaxe.

Dans Le fantastique féminin, un art sauvage, lui aussi réédité grâce aux bons soins de L’Age d’Homme, elle poursuit une quête déjà ancienne au terme (?) de laquelle elle peut aujourd’hui proposer une synthèse d’envergure sur la littérature féminine (pour les Belges, Marie Gevers et Monique Watteau sont placées à leur juste place), qu’elle analyse avec méthode sans jamais adopter le ton professoral. L’appel qu’elle fait aux mythes ancestraux s’y révèle plus qu’anecdotique : le fondement même de sa démarche, qui voit dans la féminité, mais oui sacrée, un rempart contre les forces néfastes. Anne Richter s’est souvenue que, dans sa cosmogonie, Empédocle attribue à Aphrodite aux mille parfums le Règne de l’Amour qui tout étreint, en permanence menacé par Arès aux noires prunelles. L’un des chapitres, consacré à l’héroïne féminine vue par les hommes, pourrait à lui seul faire l’objet d’une somme et mériterait d’être développé. Mille pistes de lecture s’ouvrent à nous et bien des textes méconnus ou occultés sont sortis de l’oubli – ce qui constitue sans doute ce que j’appellerais le syndrome Marabout (comprendre : l’influence d’un mystérieux personnage connu sous divers pseudonymes, de Lous à Baronian). Rencontrons donc Anne Richter, écrivain panthéiste, pour mieux cerner le personnage !

Christopher Gérard 

Anne Richter, La grande pitié de la famille Zintram, L’Age d’Homme, collection La petite Belgique. Et Le fantastique féminin, un art sauvage, L’Age d’Homme.

 

 

Rencontre avec Anne Richter



Anne Richer, qui êtes-vous ? Comment vous définir ?



Je suis une femme qui écrit. J’écris depuis mon enfance. J’ai toujours eu ce besoin. C’est plus une exigence qu’un besoin, car l’écriture a pour moi valeur de révélation : elle m’aide à me comprendre et à comprendre le monde. Pourquoi écrire, si ça n’aide pas à vivre ? Si l’écriture ne possède pas ce pouvoir, je trouve l’entreprise vaine et futile. L’écriture m’éclaire, m’apaise, dans les meilleurs moments : j’y découvre des instants de vérités. Il n’y a pas de vérité unique, seulement des heures et des mots vrais. Quand j’écris, j’essaie de trouver ces mots-là –, si je ne les trouve pas, je n’écris pas, je remets mon travail au lendemain, je n’ai pas l’angoisse de la page blanche. Tout doit venir à son heure. Je préfère la qualité des textes écrits à leur quantité : Vladimir Dimitrijevic, le directeur des éditions L’Age d’Homme, m’a dit un jour : « Vous habitez tout ce que vous écrivez, y compris vos anthologies ». J’ai aimé qu’il dise cela, car c’est exactement ce que j’essaie de faire ; j’accorde une importance essentielle à l’expérience de la vie transformée par la maturation intérieure. Cette maturation aboutit à la création d’un recueil de nouvelles ou à un essai, peu importe. Je me suis toujours partagée entre l’analyse littéraire et le monde imaginaire, j’ai un besoin presque physique de passer de l’un à l’autre ou même de les « habiter » l’un et l’autre simultanément. Quand je ne peux pas choisir, je mêle les genres, c’est un exercice périlleux, une gageure excitante à relever. Dans L’ange hurleur et dans Le chat Lucian (L’Age d’Homme), on trouve cette transgression des genres. Seul point commun dans tous mes textes : une adhésion au mystère qu’il faut essayer de décrypter sans le déflorer.



Les lectures fondatrices ? Et que relisez-vous aujourd’hui ?



Quand j’avais 15 ans, j’ai éprouvé un choc salutaire en découvrant Kafka. Cette œuvre-phare m’a accompagnée pendant longtemps. Kafka a dit je ne sais plus où : « Un vrai livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous ». C’est ça que son œuvre m’a fait comprendre : il y a de la cruauté dans toute entreprise artistique véritable. 

Ce que je relis ? Je relis peu. Il est vrai que la littérature actuelle est rarement enthousiasmante, mais j’y découvre malgré tout des œuvres remarquables. En outre, j’essaie d’accueillir ce qui vient : je vis les métamorphoses que la vie m’impose et je ne regarde pas en arrière. C’est ainsi que, parmi les nouveautés publiées, je trouve parfois des trésors : l’œuvre d’Andreï Makine, par exemple. J’éprouve une grande admiration pour ses romans, Le Testament français, La femme qui attendait… Je viens de lire sa dernière œuvre, Le livre des brèves amours éternelles (1) : Makine possède l’art de décrire la réalité de tous les jours dans sa cruauté la plus concrète, mais cette dure réalité s’ouvre tout à coup, comme transfigurée par les fulgurances de la poésie et de la vie intérieure. Parmi les essais, je retiens surtout un livre récent de Tzvetan Todorov, La littérature en péril (2). Un livre capital. Un cri d’alarme.



Et les grandes rencontres littéraires et artistiques ? Des écrivains, des peintres ?



Les découvertes littéraires, je les ai faites surtout en lisant. J’ai eu néanmoins dans ma vie d’écrivain quelques passants considérables : Pierre de Lescure, le directeur de la collection Roman, chez Plon, dans les années cinquante. Je lui avais envoyé mes nouvelles par la poste, c’est lui qui a décidé de les publier, alors que je n’avais que 15 ans. C’est encore lui qui m’a conseillé de persévérer dans la rédaction de nouvelles courtes : « C’est un art difficile que vous possédez d’instinct » m’a-t-il affirmé. A l’époque, Franz Hellens, un grand écrivain belge injustement oublié aujourd’hui, m’a fait l’honneur de consacrer, dans Le Soir, un long article élogieux à ces premières nouvelles. Nous avons par la suite poursuivi une belle correspondance. Il y eut aussi la période de la collection des anthologies fantastiques de Marabout, que dirigeait Jean-Baptiste Baronian : notre collaboration fut fructueuse. J’ai réalisé trois anthologies pour cette collection. Il y eut en outre, il y a encore des amitiés stimulantes ; Georges Thinès, dont j’ai souvent présenté l’œuvre et qui a préfacé la mienne. Son dernier roman, Madame Küppen et l’autre monde (3), est un joyau de l’art fantastique. Parmi d’autres amis de longue date, je retiens Jacques Crickillon, le poète rebelle, ainsi que Jean-Luc Wauthier, le poète du dépouillement et de la rigueur. Mais j’ai aussi entamé d’intimes dialogues avec des écrivains morts, – morts et pourtant si vivants ! Je pense à Maupassant, Tchekov, Simenon, Flannery O’ Connor… Parmi les peintres, j’entretiens une sorte de parenté avec l’univers onirique de David Caspar Friedrich, de Dorothea Tanning, de Balthus…



Et l’éditeur Jacques Antoine ?



Je l’ai connu, oui, c’était un homme aimable et cultivé qui adorait son métier, mais il était, à l’époque, dans sa période déclinante : il a fait faillite juste après la publication des premiers auteurs de sa collection blanche, Guy Vaes, Georges Thinès et moi-même. C’était malheureusement la fin d’un homme et d’une époque. A présent, j’ai l’impression de poursuivre une véritable complicité avec mon éditeur actuel, Vladimir Dimitrijevic. C’est encore un des seuls vrais éditeurs littéraires, à l’heure actuelle.



Vous avez naguère publié « L’Allemagne fantastique », une anthologie devenue mythique. Quelle place occupe le monde germanique dans votre imaginaire ?



Mon anthologie L’Allemagne fantastique de Goethe à Meyrink reste pour moi un merveilleux souvenir. Les prémices de cette anthologie remontent à mes années d’université. J’étais en philo et lettres à l’ULB, je me trouvais totalement immergée dans la philologie et la littérature romanes… J’étais saturée d’auteurs latins, il me fallait refaire surface. Bien que j’aie par la suite studieusement terminé les études que j’avais choisies, j’avais déjà, en candidature, un urgent besoin d’autres horizons, je voulais explorer des mondes nouveaux. J’ai trouvé l’aventure dans l’auditoire d’à côté : Henri Plard, spécialiste et traducteur d’Ernst Jünger, y donnait un séminaire. Hugo Richter, étudiant en philologie germanique, suivait ce cours avec assiduité, car il préparait un mémoire pour Plard. Hugo devait me communiquer sa passion pour les littératures anglo-saxonnes. Nous avons travaillé ensemble, parcouru la France, l’Allemagne, l’Italie tous azimuts. Les contraires s’attirent, paraît-il. Nous reformions dans l’enthousiasme l’alliance Nord-Sud… Nous nous sommes mariés. Nous avons réalisé ensemble l’anthologie des Romantiques allemands. Nous en avons fixé ensemble le choix des textes. J’en ai écrit la préface, Hugo a traduit de nombreux récits. 

A la nouvelle insolite, l’Allemagne a apporté des trésors. J’y ai découvert un fantastique plus original, plus authentique, une dimension métaphysique et philosophique que ne possède pas, la plupart du temps, la nouvelle française. Les historiens de la littérature savent bien, d’ailleurs, que le courant de la nouvelle fantastique au XIXe siècle est né d’abord en Allemagne ; il s’est répandu par la suite en France qui s’en est inspirée. Je garde aujourd’hui encore une admiration sans bornes pour les contes magiques des grands enchanteurs que sont Ludwig Tieck, Chamisso, Hoffmann, Eichendorff… Cependant, j’aime lire également des auteurs fantastiques modernes, comme Günter Grass, La ratte ou Le Tambour, ou Patrick Süskind, Le Parfum : un chef-d’œuvre. 


Vous considérez-vous comme appartenant au courant du réalisme magique ? Ou fantastique ?



Il me semble que le réalisme magique est le seul vrai fantastique ; c’est « le fantastique réel », comme disait Franz Hellens. Jean-Baptiste Baronian, quant à lui, a vu très juste, quand il a dit à mon propos, dans son Panorama de la littérature fantastique de langue française, que la vocation fantastique, pour moi, est capitale : Il est vrai que mes contes « disent avec force qu’il ne pourrait être question d’équilibre et de bonheur sans une adhésion totale au mystère, une métaphysique de l’inconnu (...) Ce n’est jamais une autre réalité qui est explorée. C’est celle de tous les jours, saisie par les fulgurances de l’âme ». (4) 
Il ne faut pas oublier, toutefois, que le réalisme magique est un vaste courant artistique qui s’est développé dans le monde entier, au XXe siècle.  En fait, je me sens plus proche du réalisme magique latino-américain (Gabriel Garcia Marquez, Borgès, Silvina Ocampo) que de Jean Ray, par exemple. Ou du Parfum de Süskind, que des contes de Thomas Owen. J’ajouterai que je ne me sens aucune affinité avec le fantastique d’épouvante ou d’horreur.



L’Age d’Homme réédite entre autres « La grande pitié de la famille Zintram », un recueil de nouvelles étranges où le thème de la métamorphose semble omniprésent… Comme si vous étiez fascinée par un insensible glissement de l’humain à l’animal, voire au végétal…



Ce recueil de nouvelles réunit des textes écrits pendant une période particulière de ma vie, une décennie comprise entre deux événements cruciaux : la naissance de ma fille, sa petite enfance, et la mort de mon compagnon. Ces premières années furent fort charnelles puisque je m’occupais tout le temps d’un très petit enfant (ce qui explique, dans mon œuvre, la symbiose avec la nature, l’animal, le végétal, la femme-chat, la femme-plante). En 1980, au sein de cet univers mythique et un peu léthargique, il y eut l’irruption brutale de la mort, une cassure violente qui s’est manifestée par un brusque changement thématique : la fuite hors de la maison, hors de la vie, le rêve d’envol, d’anéantissement… Or, durant cette même période, durant les années 70, Jean-Baptiste Baronian me proposa d’écrire pour Marabout une anthologie de la nouvelle fantastique féminine. En somme, la théorie après la pratique. Cela convenait à mon désir d’oscillation entre la fiction et l’analyse critique. J’ai donc commencé à rassembler sans idée préconçue le plus de textes possible. J’ai réuni des histoires de toutes les époques, de tous les pays, et en les relisant, j’ai constaté une chose curieuse. Chez toutes ces femmes, certains thèmes revenaient de façon insistante et ces thèmes étaient, le plus souvent, interprétés de la même façon, comme s’ils étaient sortis d’un imaginaire féminin collectif, – le rêve le plus fréquent et le plus significatif étant la métamorphose. Notons que l’imaginaire masculin développe aussi ce thème-là, mais celui-ci n’est pas interprété de la même façon. Dans les textes féminins, la métamorphose en animal ou en végétal devient, la plupart du temps, un accomplissement, une voie élargie et royale ; en quelque sorte, une apothéose. Chez les hommes, au contraire, la métamorphose en animal est très souvent conçue comme une déchéance sordide… On pense aussitôt au Grégoire Samsa de Kafka, ce malheureux transformé en cancrelat, ou aux hommes-loups de Claude Seignolle, ou à la Truie de Thomas Owen… On pourrait multiplier les exemples. Par contre, La nuit aux yeux de bête de Monique Watteau, la fille à la chauve-souris de Pierrette Fleutiaux (pour ne citer que ces conteuses-là) racontent de merveilleuses initiations à une autre vie… Partant de ces découvertes faites dans mon anthologie, j’ai écrit un essai intitulé Le fantastique féminin, un art sauvage (que vient de republier également L’Age d’Homme). J’ai développé dans cet essai l’idée d’une spécificité de la nouvelle fantastique féminine, notamment à travers le thème de la métamorphose.



Vos projets ?



Un recueil de nouvelles, mais ce ne sera plus du fantastique féminin. Mes deux derniers recueils s’inscrivaient déjà dans une thématique différente, un climat moins onirique, plus satirique et ironique. Ce qui n’empêche pas la présence de la poésie.



Bruxelles, avril MMXI 
Propos recueillis par Christopher Gérard



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(1) Andreï Makine, Le livre des brèves amours éternelles, Seuil, Paris 2011
(2) Tzvetan Todorov, La littérature en péril, Flammarion, Paris 2007
(3) Georges Thinès, Madame Küppen et l’autre monde, L’Age d’Homme, Lausanne 2006
(4) Jean-Baptiste Baronian, Panorama de la littérature fantastique de langue française, La Table Ronde, Paris 2007, p.243

 

 

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Avec Anne Richter et Jean-Baptiste Baronian, à la librairie de la Place des Martyrs, MMXII

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29 avril 2019

Exit Jean-Claude Albert-Weil

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CG et Jean-Claude Albert-Weil au cocktail organisé en novembre 2000 à L'Age d'Homme, rue Férou, pour la parution de Parcours païen.

A l'arrière-plan, Jean Parvulesco.


C’est à Rome que j’ai appris la disparition en avril du cher Jean-Claude Albert-Weil (1933-2019), l’un des écrivains les plus singuliers que j’ai rencontrés. Cette chance, je la dois à mon ami Marc Laudelout, l’éditeur du Bulletin célinien, qui, vers 1997, attira mon attention et celle de quelques happy few sur un hallucinant roman, mixte de Swift et de Philip K. Dick, Sont les oiseaux.

Alors inconnu, si ce n’est des milieux du jazz où il s’était fait un nom, l’auteur publiait, au Rocher, une uchronie que l’on peut, oui, qualifier de géniale, où il imaginait l’écrasante victoire du Reich en 1940, suivie de l’instauration du Grand Empire eurasiatique, traversé de Dunkerque à Vladivostok par une autoroute monstrueuse, Panfoulia. Roman « visionnaire », comme le qualifiait Jérôme Leroy dans sa quatrième de couverture, Sont les oiseaux fut pour moi un coup de massue, peu ou prou comparable à celui du Voyage, dont Jean-Claude Albert-Weil, qui m’enguirlandait quand je prononçais son patronyme à l’allemande, était un fanatique, lui qui plaçait si haut Céline, mais aussi Swift et Rabelais.

Lorrain par son père, descendant des Juifs du Roi, protégés par Louis XIV, bourguignon par sa mère, de tradition gaulliste et patriote, Jean-Claude rêvait, lui aussi, au retour des Grandes Dionysies, mais au sein d’un empire non-humaniste, « existenciste » et heideggérien, où le jazz aurait été musique officielle et la publicité interdite, comme bien d’autres pratiques « ploutocratiques ». Une bombe donc, à l’ahurissante créativité verbale et d’une liberté de ton qui faisait jubiler le lecteur. L’auteur crut bon de rédiger une suite, sous la forme d’un trilogie : Europia (nouveau titre de Sont les oiseaux dans la réédition), Franchoupia et Siberia.

Je ne fus pas séduit par ces suites dont le délire narratif et langagier me rebuta. Je pense que Jean-Claude Albert-Weil fut l’homme d’un seul livre, un roman-monde où il déversa d’un coup et dans le bon ordre ses phantasmes de démiurge. Je l’avais perdu de vue depuis longtemps, ce qui n’atténue en rien ma peine à l’idée de ne plus revoir cet homme unique qui m’aimait bien.

Sit tibi terra levis !

Christopher Gérard

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