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07 août 2021

Terminal Croisière

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A propos de Morphine monojet, l’un des précédents romans de Thierry Marignac, je disais ceci : « l’auteur de polars aussi originaux que Milieu hostile et Renegade Boxing Club a, de haute lutte, conquis sa place d’orfèvre par la grâce d’une langue drue et d’un œil de lynx. »

Ce verdict, je le maintiens mordicus à la lecture de Terminal Croisière, le roman qu’il a eu la gentillesse de me dédier. Depuis quelques années déjà, je l’exhortais à utiliser sa connaissance de la capitale de l’Union européenne dans un roman. C’est chose faite, et de façon plus qu’originale, puisque l’intrigue ne se passe ni aux alentours du Parlement ou de la Commission, ni dans ces pubs irlandais ou ces trattorias de luxe où surnagent chargés de communication et trafiquants d’influence, attachés parlementaires et barbouzes – « cette ambiance de sac et de corde ».

Non, Thierry Marignac nous décrit ce petit monde aussi corrompu que condescendant de façon indirecte, sur un paquebot de luxe et dans des containers de la police des douanes. Depuis A Quai et Cargo sobre, nous savons à quel point Thierry Marignac est fasciné par les zones portuaires et les huis-clos maritimes : Terminal Croisière en constitue la quintessence.

Nous y retrouvons, vieilli et passablement assagi, Thomas Dessaignes, traducteur de son métier, ex-facilitateur ONG, ex-employé de la Croix-Rouge expulsé de Moscou et lié naguère à la pègre des ghettos noirs, « demi-solde d’une caste inférieure d’employés internationaux ». Pour l’heure, familier des commissariats et des tribunaux bruxellois où il opère comme interprète de l’anglais et du russe, Dessaignes travaille pour le Ministère belge de la Justice. L’art de l’interrogatoire joue d’ailleurs un rôle essentiel dans ce roman complexe et d’une rare finesse psychologique qui rend bien le caractère tortueux du jeu cruel entre le policier, le suspect et leur interprète… qui, lui, ne croit à aucun des deux susmentionnés.

Invité par le Pen-Club à un séminaire sur le poète russe Derjavine, jadis Garde des Sceaux du Tsar, Dessaignes, qui est aussi traducteur de poésie russe (il s’agit bien d’une sorte de double de l’auteur), y fait la rencontre d’une journaliste russe, Svetlana, « aux yeux ardoise luisante de pluie » qui, elle, participe à un séminaire de la presse eurasiatique. L’arrestation d’un jeune Tchétchène pour détention d’opium, l’agression manquée contre cette journaliste trop indépendante, des paris clandestins à fond de cale, une mystérieuse panne des smartfaunes en pleine mer, les interrogatoires serrés d’un homme d’affaires britannique et d’ intermédiaires kazakh et géorgien scandent ce roman ficelé avec brio. Les allusions à un réseau d’influence kazakh comme à de mirifiques contrats pour un aéroport d’Asie centrale nous plongent dans les dessous de l’histoire contemporaine. Enfin, la description parfois lyrique des mélancoliques amours, passées et présentes, de Dessaignes illustrent ce syllogisme de l’amertume du regretté Cioran : « Plus un esprit est revenu de tout, plus il risque, si l’amour le frappe, de réagir en midinette ».

Le style de Thierry Marignac, sec et vif ; sa parfaite maîtrise du récit et de ses parenthèses temporelles, la finesse des observations  - et surtout des allusions - font de Terminal Croisière un magistral roman de maturité.

 

Christopher Gérard

 

Thierry Marignac, Terminal Croisière, Auda Isarn, 168 pages, 12€

 

Voir aussi : 

http://archaion.hautetfort.com/archive/2016/03/01/barbare...

 

littérature

Écrit par Archaïon dans Figures, Lectures | Lien permanent | Tags : littérature |  Facebook | |  Imprimer |

01 août 2021

Le Roman de Londres

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D’après Vladimir Dimitrijević, qui en publia la première traduction à L’Age d’Homme, Le Roman de Londres, roman-fleuve du grand écrivain serbe Miloš Tsernianski (1893-1977), fut « le dernier livre en noir et blanc ». Que voulait dire cet éditeur de légende, si ce n’est que ce roman témoigne d’un univers englouti – celui des personnes déplacées et de la Guerre froide ? Dimitri, comme tout le monde l’appelait, avait connu la dure loi de l’exil quand sont inaccessibles et les proches, parfois emprisonnés ou pire, et la maison natale, souvent détruite ou confisquée.

Dimitri m’avait offert ce roman lors d’une de ces visites dans sa librairie de la rue Férou qui duraient des heures et vous laissaient enchanté et moins ignare. D’où ma joie à le savoir réédité dans La Bibliothèque de Dimitri, aux éditions Noir sur blanc.

L’auteur fut une sorte d’Ulysse serbe, né dans l’empire austro-hongrois, éduqué à Timisoara, Fiume et Vienne avant de connaître les fronts galicien et italien. Poète moderniste, Tsernianski fut diplomate au service du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes à Berlin, Lisbonne avant de connaître en 1941, et ce près de vingt-cinq ans durant, l’exil et la pauvreté à Londres, expérience qui nourrit son œuvre.

Le Roman de Londres est le roman d’un banni, le prince Repnine, aristocrate de la Vieille Russie, fils d’un diplomate anglophile et officier d’état-major dans l’Armée blanche. De justesse, il parvient à échapper aux bolcheviks en embarquant pour Constantinople avec les troupes du général Wrangel, dans la Crimée de 1920. C’est à cette occasion qu’il rencontre Nadia, sa future femme, qu’il épouse à Athènes. Ce couple sans descendance vit le drame du déclassement et du désespoir pendant un quart de siècle, d’Alger à Paris, et pour finir dans le Londres du Blitz, où les Repnine arrivent avec des papiers polonais. Petits métiers, déménagements fréquents, aides parfois intéressées, lutte permanente pour surnager dans un monde appauvri par la guerre, tel est leur quotidien.

Le récit se passe pendant l’hiver 46-47, quand Nicolas Repnine prépare le départ de sa femme Nadia pour New-York, où l’attend sa tante. Lui, restera à Londres, car scellé est son destin et achevée sa mission : empêcher que sa femme ne termine dans la misère.

Ce livre poignant, d’une fabuleuse richesse sur le plan psychologique, constitue une sorte de parabole de l’homme contemporain, perdu dans une ville tentaculaire où il n’est rien. Surtout, l’exil, avec ses humiliations et ses espoirs déçus, les intrigues parfois fatales propres aux cercles d’émigrés, le dénuement et l’amertume, la lente plongée vers le néant, la volonté de ne pas déchoir, l’orgueil, l’obsédante présence des fantômes (une jeune fille jadis courtisée sur la Perspective Nevski, un ami suicidé à Prague ou à Bruxelles,…) donnent à ce roman une ampleur peu commune. De son malheur en terre étrangère, Miloš Tsernianski a tiré un chef d’œuvre qui prend à la gorge.

 

Christopher Gérard

 

Miloš Tsernianski, Le Roman de Londres, Noir sur blanc, 752 pages, 27€. Postface de Vladimir Dimitrijević.

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Écrit par Archaïon dans Lectures, Sainte Russie | Lien permanent | Tags : littérature serbe |  Facebook | |  Imprimer |