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18 novembre 2006

Hella Haasse

Née en 1918 à Batavia (aujourd'hui Djakarta), Hella S. Haasse est la grande dame des lettres néerlandaises. Depuis une dizaine d'années, son œuvre est publiée en français par Actes Sud, qui a offert au public francophone ce pur chef-d'œuvre de Haasse, Un goût d'amandes amères (1998), bijou digne d'être comparé à ceux de Gevers ou de Yourcenar. Tout récemment, l'éditeur provençal nous propose un roman autobiographique intitulé Sleuteloog, publié à Amsterdam en 2002. Comme toute littérature qui vise à l'essentiel, L'Anneau de la clé se fonde sur des réminiscences. Par un subtil crescendo, celles-ci dévoilent la jeunesse indonésienne d'une historienne d'art parvenue au soir de sa vie. Un coffre d'ébène impossible à ouvrir, un jeune chercheur avide d'informations sur une femme énigmatique, et voilà l'octogénaire Herma Warner qui revit les années d'insouciance aux Indes néerlandaises, avant l'invasion japonaise et les troubles liés à l'indépendance. Qui était Dée Meyers, devenue Mila Wyschinska? L'héritière frivole d'une des plus anciennes familles javanaises? Une activiste au service des damnés de la terre? Une islamiste acharnée? Sur ce dernier point, Haasse montre, sans l'air d'y toucher, la totale régression subie par des populations soumises au prosélytisme coranique et forcées de pratiquer une terrible amnésie collective. Sur un plan strictement littéraire, la romancière excelle dans la peinture d'un monde évanoui, entre illusion et réalisme - mais un réalisme magique, car le royaume des morts n'est jamais loin.

Publié dans la Revue générale, novembre MMIV

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16 novembre 2006

Entretien avec Dimitri, directeur de L'Age d'Homme

Entretien avec une légende vivante du monde de l'édition

Christopher Gérard: Depuis très longtemps, vous éprouvez pour la Belgique une profonde tendresse, à la fois personnelle et littéraire. Pouvez-vous nous en parler?

Vladimir Dimitrijevic: En 1954, au moment où j'ai quitté clandestinement la Yougoslavie communiste pour l'Occident, je ne savais quasiment pas où se trouvait ma ville de naissance, étant donné que le passeport - belge - que j'utilisais n'était pas tout à fait le mien: j'étais né à Anvers, j'y habitais Moretuslaan, j'avais 39 ans et les cheveux blonds. En réalité je n'avais que 19 ans … Quant aux cheveux, il faut croire que les blonds mûrissent plus lentement que le noiraud que je suis! J'avais eu le culot de prendre un billet d'avion pour Zürich à l'aéroport de Zagreb, en me disant qu'aucun policier n'imaginerait une fuite pareille, et cela a marché. Donc je suis belge, mon nom est Jacques Booth. Depuis trente ans, depuis la première foire du livre de Bruxelles - où je viens tous les ans -, dès que j'ai une interview comme celle-ci, je dis: "Jacques Booth, écrivez-moi! Je voudrais savoir qui vous êtes, vous remercier et m'excuser pour les ennuis que vous avez pu avoir avec la police yougoslave étant donné que votre passeport avait disparu de l'hôtel où vous séjourniez." Appel fraternel est donc lancé à Jacques Booth. La première fois que je suis allé à Anvers, j'ai immédiatement cherché la Moretuslaan, numéro 22, pour voir la maison. Chose extraordinaire: c'était un terrain vague! Je suis donc arrivé ici avec un faux passeport belge, habitant un terrain vague! Cela m'a fait un effet belge. Et voici pourquoi: dans la littérature belge, dans le fantastique belge, les changements de maisons, de rues sont fréquents. On les trouve chez Jean Ray, chez Thomas Owen par exemple. On pourrait ainsi écrire l'histoire de quelqu'un qui cherche celui qui l'a aidé et qui se rend compte que tout est à refaire, que tout est à revivre.

Muni de ce "faux passeport" - une tradition bien belge - et domicilié avenue Moretus - un lointain confrère des XVII Provinces -, vous pouviez impunément vous intéresser à notre littérature…

Exactement. J'ai commencé à lire Ghelderode, quelques surréalistes belges et cela m'a plu. Les surréalistes belges sont les seuls vrais, car les surréalistes français, trop cérébraux, arrivent à détruire l'image, le texte ou même le récit. Je les trouve surfaits. C'est une tendance qui aboutit dans la publicité moderne. La télévision est un avatar de ce surréalisme. Dans une certaine mesure, il y a une correspondance entre les littératures slave et belge: elles partent du réel, sont enracinées et surtout, les écrivains sont très différents les uns des autres. Il existe de grandes tendances, bien sûr, mais ils restent des individualités, comme Muno, que j'aimais beaucoup, comme beaucoup d'autres. Parmi eux, je citerai Jacques Henrard, un auteur très particulier, qui lui aussi fait son chemin, je dirais: son souterrain littéraire. Cela me plaît. J'ajouterai ceci: on ne refait pas sa vie, mais si je devais être un éditeur enraciné quelque part, je préférerais être un éditeur belge que français. En Belgique, je me serais senti chez moi, à l'aise, car un éditeur, s'il peut toujours créer des collections, doit avant tout avoir un terreau. Je suis un éditeur établi en Suisse depuis 1966, mais ici, je crois que j'aurais mieux réussi grâce au terreau justement, à tous ces gens curieux, qui me plaisent, qui suivent leur propre chemin. J'espère qu'ils continueront, car on sent aujourd'hui une tendance à l'uniformité. Par mon travail, j'espère donner un peu d'espoir et d'ambition aux écrivains, et leur permettre de durer.

Plus de cinquante auteurs belges existent et durent grâce à vous, comme le montre le beau catalogue 2002: La Belgique à l'Age d'Homme. L'Age d'Homme est bien "nach dom", notre maison. Mais, puisque nous parlons de littérature belge, quels en sont pour vous les points forts?

L'indépendance! Comme mon pays natal, la Belgique est un pays-frontière: vous avez les Flandres et la latinité. Surtout, la peinture joue un très grand rôle dans la formation du goût et de la sensibilité en Belgique. Et cette peinture, je ne vais pas dresser de catalogue mais je pense tout de suite à Ensor, eh bien, elle est bonne! Cette peinture est aussi une pensée…

Vous nous avez compris! La peinture comme pensée!

Oui, elle n'est pas qu'un décor, mais bien une pensée. Prenez Hugo Claus, qui est à la fois peintre, dramaturge et romancier: il a cette fougue, ce trait du peintre dans sa poésie, dans sa littérature. C'est très particulier à l'espace belge et il faut que ceux qui cultivent cet héritage pictural comptent ici. Quant à la langue, ce n'est "la langue française", tout comme en Suisse. Des Suisses comme Haldas ou Ramuz sont de grands écrivains français, mais leur génie ne réside pas dans la suavité de l'expression ni dans la rhétorique. Leur langue est une langue arrachée, proche du pays et de ses gens, de leur accent, cela se sent. Pour moi, c'est essentiel: sans ce terreau, la littérature n'existe pas vraiment. En fait, il y a parmi les écrivains, ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors. Ceux qui sont dehors peuvent produire des textes fantastiques, extraordinaires, étincelants, tout ce que vous voudrez, mais ils ne touchent pas. Ils ne sont pas dedans! L'essentiel est de tirer tout le suc d'un pays, sa musique et cela demande un grand travail. Voyez Ramuz, qui a publié jadis Deux Lettres, l'une adressée à son mécène suisse, l'éditeur suisse Mermod, l'autre à Bernard Grasset, sans doute le plus grand éditeur de sa génération. Grasset était attentif à cela: il avait senti que le sort de la littérature française se jouait dans la profondeur, dans…

… dans les marges?

… dans les marges, oui. Enracinée comme chez Poulaille, ou l'œuvre colossale d'un Ramuz, d'un Giono, des écrivains qui ont fait coïncider la langue et la réalité. Chez Ramuz, vous entendez hésiter les personnages; des silences s'installent. Même chose chez Céline, très proche du monde des artisans du Passage Choiseul dont il a le parler dans l'oreille et qu'il transfigure en grande littérature. Tout ce courant était une réaction à une littérature assez conventionnelle, qui avait ses stylistes, mais qui me touche peu. La Belgique, avec un Ghelderode, c'est ma littérature!

Parlez-nous des grands écrivains belges que vous avez lus.

Depuis toujours, j'ai une passion pour Simenon comme pour Tchékhov et Toilstoï. Ce sont des médiums. Le style de Simenon est très personnel: quand vous essayez de le traduire dans une autre langue, vous voyez que ce n'est pas n'importe quoi. J'ai pu le vérifier en lisant des essais en serbe ou en russe, si vous traduisez Simenon mot à mot, ce n'est plus du Simenon. Vous n'avez qu'une histoire, mais vous perdez les silences. Le silence d'un Simenon est particulier, mystérieux même. Le théâtre de Ghelderode m'a beaucoup marqué et j'espère qu'il existe encore des metteurs en scène capables de représenter ce Moyen Age qui entre sans frapper, ce Moyen Age exubérant, que l'on trouve dans la peinture de l'époque. Alors, comment cette exubérance a-t-elle été perdue dans la civilisation européenne, c'est un autre sujet…

Vaste problème…

Oui, vaste problème!

Et parmi les écrivains belges que vous avez rencontrés…

J'aime beaucoup Jacques Henrard, un homme qui semble sortir des nouvelles de Tchékhov, simple et effacé.  Il y a chez lui une compassion qui vous serre le cœur, sans volonté directe d'émouvoir. Pour moi, c'est un auteur très important. Je ne parlerai pas d'autres contemporains, ou alors une autre fois.

Et comme éditeur en général, de quoi êtes-vous le plus fier?

Du catalogue! Vous voyez, quand on me demande de parler de métier, je réponds que je ne sais pas. Quand suis-je devenu éditeur? A treize ans? Au moment où, en classe, dans le dénuement qui était le nôtre au sortir de la guerre, nous étions graves? Graves et pleins d'énergie, parce que, malgré la guerre et les familles décimées, régnait une sorte d'exubérance… Et puis il y avait la censure qui s'est abattue sur ma famille tout d'abord, ensuite sur mes goûts intérieurs. Comment se fait-il que je me suis toujours trouvé à côté des choses admises, sans le vouloir? Voilà une question qui me préoccupe: pourquoi ai-je toujours été à côté de ce qu'"on" attendait de moi? Je ne sais pas. Je ne suis absolument pas marginal, comme certains de mes confrères qui se situent explicitement "dans la marginalité". Je ne suis pas contre, mais ailleurs. Là où je peux réparer les torts, laisser les gens parler quand ils sont brimés. Je me suis intéressé au futurisme italien, à la littérature anglo-saxonne, à Wyndham Lewis, l'un des plus grands écrivains anglais, un homme complet, peintre et inventeur de formes, constamment mis dans les marges. Il n'est pas "marginal", il est mis dans les marges: les journaux ne parlent pas de lui. Même chose pour l'étonnant Caraco, dont j'ai publié plus de vingt livres. Je pense aussi à un autre homme complet, l'un de mes préférés, S. Witkiewicz. Tous ces gens sont autodidactes comme moi. Les formations restreignent la curiosité. Or, pour moi, la connaissance est une sorte de métastase permanente. Tout m'intéresse, même les insectes exotiques…

Ce serait donc le secret de votre métier: une curiosité tous azimuts?

Oui, une curiosité tous azimuts, mais pas dispersée. Passionnée. Je ne mélange pas les genres. A un moment donné, se construit dans ma tête la mosaïque du catalogue. Vous voyez, quand je suis invité chez quelqu'un, la première chose que je fais, c'est impératif pour moi, c'est de regarder sa bibliothèque. On a beau me tendre un apéritif, tenter de m'asseoir de force, je regarde les livres. Et je regarde ce qui manque. C'est instinctif. Ainsi, ici à la Foire, je regarde partout et je me dis: "hou, là, il manque…" Ou bien: "ah, il a rempli la case". Cette mosaïque est pour moi essentielle: j'interroge ceux que je rencontre, mes amis, mes auteurs pour savoir où va le théâtre, où va le cinéma, etc. Ce que j'aime, c'est de recevoir un coup, a blow, disent les Anglais. La gifle en pleine figure. Qu'on me dise: mais, mon Dieu, regarde! Rozanov, Caraco, Witkiewiecz me donnent ce genre de choc. De ces chocs naît la mosaïque. Le catalogue. En fait, je suis très attaché à la transmission de la vie.

Je suis un grand pessimiste, mais qui croit à la transmission de la vie.

Bruxelles, le 14 février 2004

Cet entretien a d’abord paru dans la Revue générale de mars 2004 (Bruxelles).

*Le catalogue des auteurs belges peut être demandé à la librairie parisienne de L'Age d'Homme, 5 rue Férou, F-75006 Paris, tél. (33) 1 55427979.

* Vladimir Dimitrijevic est l'auteur d'un livre où il décrit sa deuxième passion: le football, La vie est un ballon rond, Ed. de Fallois, Paris 1998.

 

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10 novembre 2006

Sur Céline

littérature

Entretien avec Marc Laudelout, directeur du Bulletin célinien

 

Quiconque s’intéresse à Céline – au « miracle Céline » (Julia Kristeva) - rencontre un jour ou l’autre Marc Laudelout, pour qui rien de ce qui est célinien n’est étranger. N’oublions pas Dame Arina, sa sémillante épouse, qui l’assiste dans son labeur quotidien, car Marc Laudelout, inlassablement, avec une exactitude helvétique, publie son Bulletin tous les mois… et parvient à surprendre ses lecteurs grâce à des trouvailles, des entretiens, une iconographie, et toujours ce ton de bonne compagnie qui n’empêche ni l’ironie ni l’humour. Prenons le numéro de mai 2006 : un admirable dossier consacré à Robert Denoël, l’éditeur du Voyage, assassiné en 1945 dans des circonstances qui font penser à un « contrat » digne d’un film de gangsters (voir à ce sujet le site très complet du libraire liégeois Thyssens  http://www.thyssens.com/). Dans le numéro de novembre 2006, mes compatriotes Marc Hanrez et Frédéric Saenen évoquent les rapports entre Céline et mon cher Morand. Bref, le Bulletin propose une foule de documents rares, des informations précieuses, souvent introuvables ailleurs. Ce qui frappe avant tout, c’est la liberté de ton et l’ouverture d’esprit du Bulletin, dont témoigne le courrier des lecteurs. Et comme nombre de collaborateurs sont des écrivains, de Claude Duneton à Jacques d’Arribehaude, on prend plaisir à lire ce cahier mensuel. Dieux merci, Laudelout n’a jamais voulu que son Bulletin devînt celui d’une paroisse, car il a fait siennes les paroles de son ami Pol Vandromme : « il ne s’agit pas de réhabiliter l’homme Céline, les hommes sont ce qu’ils sont, hélas ! mais de s’abstenir enfin de l’utiliser pour réduire l’écrivain en bouillie ».

Qui êtes-vous et comment est née cette passion qui vous permet de publier, depuis 25 ans, un bulletin exclusivement consacré à Céline ?

Tout a commencé par la découverte d’un exemplaire de l’édition originale du Voyage au bout de la nuit dans la bibliothèque paternelle. Mon père – feu le professeur Henri Laudelout (Université de Louvain) – avait lu ce roman à la fin des années trente grâce à un jeune enseignant intérimaire qui en avait parlé avec enthousiasme en classe. Recommander ce brûlot dans un collège catholique était très audacieux à l’époque ! Bien des années plus tard, la lecture de ce livre fut aussi un grand choc pour moi (j’avais alors une quinzaine d’années) et j’ai ensuite lu tous ses autres livres, dont Mort à crédit que je ne suis pas le seul à considérer comme un pur chef-d’œuvre. Si je suis enseignant de profession, j’ai toujours eu une vocation rentrée de journaliste ; aussi, j’ai décidé de créer, en 1979, une revue semestrielle entièrement consacrée à l’écrivain. C’est ainsi qu’est née La Revue célinienne qui, après avoir publié trois numéros (dont un numéro double, en 1981, à l’occasion du vingtième anniversaire de sa mort), a édité les livres que mon ami Pol Vandromme a entrepris d’écrire sur un sujet qu’il n’avait qu’effleuré en 1963 avec l’une des premières monographies sur Céline. Vinrent donc ensuite : Robert Le Vigan, compagnon et personnage de L.-F. Céline ; Du côté de Céline, Lili (sur le personnage de sa femme dans son œuvre romanesque) ; et Marcel, Roger et Ferdinand (sur les relations croisées entre Marcel Aymé, Roger Nimier et Céline). La Revue célinienne ayant disparue en tant que telle, je décidai de poursuivre la recension de l’actualité célinienne avec un modeste bulletin, d’abord trimestriel, puis mensuel. Il est aussi passé de 8 à 24 pages. Son seul titre de gloire est d’être sans doute la seule publication mensuelle consacrée à un écrivain. En ce qui me concerne, je me considère comme un simple publiciste célinien, rien de plus.

 

littérature

Quelles sont les grandes étapes de l’histoire du Bulletin célinien ?

Au début, ce fut un petit bulletin bien sobre qui se limitait à rendre compte de l’actualité autour de Céline (publications, échos de presse, conférences et colloques, etc.)  Ensuite, le bulletin s’étoffa et publia aussi des témoignages sur l’homme, des études sur l’œuvre, des recensions, des documents et de la correspondance inédite. Nous avons aussi publié des numéros spéciaux sur quelques figures ayant croisé l’existence de Céline : Robert Denoël, Léon Daudet, Éliane Bonabel, Henri Mahé, Lucien Rebatet, etc. Récemment, nous avons publié des entretiens avec quelques grands céliniens : François Gibault, Philippe Alméras, Serge Perrault, Frédéric Vitoux, Henri Thyssens,... Un événement marquant fut sans doute cette dédicace d’Elizabeth Craig (la dédicataire du Voyage)  aux lecteurs du Bulletin que nous avions reproduite en première page de couverture. On croyait avoir perdu sa trace depuis les années trente. C’est le professeur Alphonse Juilland qui l’a retrouvée après de longues recherches aux États-Unis. Au total, nous avons donc publié près de 300 numéros qui constituent, je le pense, une mine de renseignements pour ceux qui s’intéressent à cet écrivain. Parallèlement à la publication du périodique, nous avons créé un site Internet qui propose une somme aux étudiants ou tout simplement à ceux qui veulent en savoir plus sur cette œuvre considérable du XXe siècle.

Les grandes rencontres ?

Je dis parfois que j’ai contracté une double dette envers Céline puisqu’il m’a permis de faire la connaissance d’une série de personnes que je n’aurais jamais rencontrées autrement. Les énumérer toutes est impossible. Laissez-moi citer tout de même Arletty, Pierre Monnier (qui vient de nous quitter à l’âge de 94 ans), Paul Chambrillon, Robert Poulet, Pierre Duverger, Frédéric Vitoux, Alphonse Juilland, mon compatriote Marc Hanrez, sans oublier celle qui devint mon épouse, Arina Istratova, qui eut l’audace de traduire Mea culpa à Moscou en août 1991 lors du premier putsch contre Gorbatchev.

Vous fréquentez donc les « céliniens » depuis un quart de siècle. Quel genre de tribu est-ce ?

Il y a autant de céliniens que de variétés de plantes d’appartement ! Ce n’est pas du tout un groupe homogène : les céliniens plutôt « de gauche » (Sollers, Godard, Vitoux,...) cotoient les céliniens plutôt « de droite » (Gibault, Alméras, Hanrez,…). Cela fait partie de l’aspect pittoresque des choses mais tout le monde se réunit, notamment au sein de la Société des Études céliniennes, dans une même admiration pour l’écrivain. C’est Henri Godard, éditeur de Céline dans La Pléiade, qui m’écrivait un jour que « nous avons en commun de travailler à donner à Céline, en dépit des handicaps, toute la place qui est la sienne ». La ligne de fracture se situe peut-être dans l’appréciation des textes qu’on appelle erronément « pamphlets » (ce terme désigne, en principe, des textes courts) et qui sont, en réalité, des sortes de satires. Tout serait beaucoup plus simple si ces textes étaient littérairement médiocres. Mais ce n’est pas le cas. Je veux dire que les « pamphlets » ne sont pas à l’œuvre de Céline ce qu’est, par exemple, Le Péril juif à l’œuvre de Marcel Jouhandeau. Céline est assurément un grand écrivain de combat qui ne perd pas du tout son talent lorsqu’il s’attaque à ceux qu’il a dans sa ligne de mire. On peut le déplorer mais c’est ainsi. D’autant qu’il n’existe pas deux Céline : le bon romancier et le mauvais pamphlétaire. Son œuvre forme un tout indivisible. Certes, on trouve dans les textes polémiques des choses insupportables ou odieuses, mais on y voit aussi un Céline visionnaire fustigeant, par exemple, en 1937 la standardisation du livre, la société du spectacle, la pollution des villes et surtout une communauté (la nôtre) qui est en train de perdre son âme et son identité.

Mais en fin de compte, qui est Céline ?

Céline, né sous le signe des Gémeaux, est une personnalité très ambivalente. Aussi, il est tour à tour misanthrope et compatissant, généreux et avare, courageux et pusillanime, etc.  Il a souvent donné une image de lui qui n’était pas conforme à ce qu’il était : « Il faut noircir et se noircir », disait-il en tant que romancier fuyant les bons sentiments. C’est aussi ce qu’il a fait pour ce qui le concerne. Marcel Aymé a sans doute évoqué avec le plus de justesse sa vraie personnalité : « Ce n’était pas un homme au cœur dur », disait-il. Et il le connaissait bien.

Quel livre de Céline conseilleriez-vous à un novice ? Et sur Céline ?

La grande part de son œuvre est très accessible puisque tous ses romans sont à présent disponibles en collection de poche. Son premier roman, Voyage au bout de la nuit, est un classique indémodable qui doit faire partie de la bibliothèque de tout honnête homme. Il ne faut pas se fier aux apparences : loin d’être le roman populiste qu’on a dit, c’est un grand livre métaphorique et poétique. Son chef-d’œuvre demeure, pour moi, Mort à crédit, où le tragique côtoie le comique d’une manière irrésistible. Il faut lire aussi D’un château l’autre dans lequel il raconte l’épopée foireuse des rescapés de la collaboration française en Allemagne. Un monument ! Mea culpa, libelle anticommuniste et antimatérialiste, est ce qu’on a écrit de mieux dans le genre. Voilà quatre titres que je recommanderais au béotien.  Sur Céline, je conseille la lecture des monographies de Pol Vandromme et de Pierre Lainé (éd. Pardès) pour une première approche. Pour mieux connaître la personnalité de l’homme, il faut lire Ferdinand furieux de Pierre Monnier (livre hélas épuisé que L’Age d’Homme devrait rééditer) et les biographies de François Gibault (Mercure de France) ou de Frédéric Vitoux (Grasset). C’est dans l’édition critique de La Pléiade que l’on trouve les commentaires les plus pénétrants sur l’œuvre. Nombreux sont les essais de qualité qui ont paru sur lui : le Céline d’Anne Henry (éd. L’Harmattan) ou celui de Paul del Perugia (Nouvelles Éditions Latines), sans oublier l’essai de Philippe Muray disparu prématurément (Gallimard).

Parlant de Céline, il est en effet impossible de passer sous silence ses textes polémiques, ceux qu’on appelle à tort les « pamphlets ». N’est-ce pas Gripari qui avait raison en parlant de « littérature anticolonialiste » ? Peut-on séparer Bagatelles du Voyage ?

C’est, en effet, Pierre Gripari qui, d’une manière très pertinente, a évoqué ainsi Bagatelles. Son argumentation mérite d’être citée tel quelle : « La partie anti-juive, violente, brillante, extrêmement drôle, ne constitue nullement un appel au meurtre. Elle appartient, très banalement, à ce qu’on appelle aujourd’hui la littérature anticolonialiste. (...) Son motif unique, c’est un refus horrifié de la croisade antifasciste, de cette guerre civile européenne qu’on est en train de nous préparer sous couleur de Front populaire, avec le tout le camouflage d’optimisme et de progressisme bêtifiant que l’on retrouve dans les films français des années trente. Cette guerre, prophétise-t-il, ne sera qu’une guerre juive, faite pour le seul profit des juifs et des staliniens. Nous autres, indigènes d’Europe, nous n’avons rien à gagner, et tout à y perdre. » Je conçois que cette analyse puisse choquer, même si Gripari s’empressait d’ajouter que Hitler a évidemment sa part de responsabilité dans le suicide de l’Europe. Ces textes de Céline, écrits pour la plupart d’entre eux dans les années trente, sont difficilement incompréhensibles aujourd’hui car ils sont jugés à travers le prisme des atrocités qui se sont passées pendant la guerre. Et c’est notamment pour cette raison que l’ayant droit n’autorise pas leur réédition. C’est jusqu’au titre du premier « pamphlet » antisémite – Bagatelles pour un massacre – qui est de nos jours pris à contresens. Céline, héros médaillé de la Grande Guerre, voulait absolument éviter un nouveau conflit franco-allemand qu’il jugeait fratricide. Comme il n’était pas démocrate, peu lui importait qu’une alliance se fît avec l’Allemagne  nationale-socialiste si c’était pour prévenir la guerre. Son pacifisme absolu a autorisé tous les excès, toutes les dérives. Il faudra sans doute attendre que Céline entre dans le domaine public pour que cette partie sulfureuse de son œuvre soit rééditée. Officiellement… car il existe de nombreuses rééditions non autorisées.

Céline a inspiré (inspire encore) d’autres écrivains : lesquels vous semblent les plus intéressants ?

En effet, Céline a inspiré de nombreux écrivains avec certaines réussites (Frédéric Dard, Alphonse Boudard) mais bien des tentatives moins concluantes. Le piège étant bien entendu de vouloir s’inspirer directement de son style. Comme Proust, Céline est inimitable. Certains romans sont céliniens dans le ton (je songe, par exemple, au récent Cave canem de François Gibault) mais il évitent heureusement de l’être dans la forme. L’originalité de Céline réside aussi dans la façon à la fois lucide et cruelle de voir le monde et d’exprimer les sentiments inavouables. Mais Céline, c’est avant tout une grande leçon de liberté et d’invention stylistiques. C’est en cela qu’il a permis à beaucoup d’écrivains d’être eux-mêmes et de se libérer d’une forme d’académisme. C’est notamment le cas du Sartre de La Nausée où l’influence célinienne est perceptible. Ce livre comporte d’ailleurs une phrase de Céline en exergue. Il y a aussi toute une génération de journalistes qui a été directement influencée par son écriture. « Enfin Céline vint ! », pourrait-on dire.

Bruxelles, le 12 juin 2006.

 

 

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09 novembre 2006

Relire Caillois

Entretien avec Stéphane Massonet

Qui était  cet homme singulier au parcours si riche? Que peut-il apporter à un lecteur d’aujourd’hui ?

Comment situer un écrivain comme Caillois? Un homme  des confins, qui s’installe aux carrefours du rationnel et de l’irrationnel? Dans le cadre de mon travail, j’ai tenté d’exploiter quatre pôles de sa démarche, circulant entre la philosophie et la littérature, entre la science et la poésie. Mais assurément, il existe bien d’autres lieux, bien d’autres carrefours à partir desquels il convient d’interroger un homme et une pensée aussi riches. Il suffit peut-être d’énumérer les différents domaines dans lesquels il s’est aventuré pour donner une idée de la diversité de son oeuvre: le mythe, le sacré, le jeu, la guerre, la littérature, la poésie, la peinture, le rêve, la géographie, le monde animal, ou encore les pierres sur lesquelles il a donné de très beaux textes. Dès lors, que peut apporter un tel auteur au lecteur actuel? Peut-être une nouvelle idée de l’encyclopédisme: un savoir non pas académique (au sens institutionnel) mais plutôt une curiosité qui circule aux quatre coins du monde, taupe errante, zigzagante, parfois myope, mais finissant toujours par rapporter quelque butin, qui vient se loger dans une des cases de son échiquier imaginaire. Mais pour qu’une telle démarche n’aboutisse pas à un cabinet de curiosité, fallait-il encore se forger une méthode qui puisse rendre compte de cette diversité.

Telle sera l’idée des sciences diagonales qu’il défendra sa vie durant, notamment avec la revue Diogène. Derrière  la notion de diagonale se profile l’idée de relier entre eux des domaines éloignés du savoir, de rapprocher des données incongrues, qui semblent faire exception dans leur domaine respectif, mais dont le mécanisme (ou plutôt l’impossibilité d’expliquer) reposerait sur une logique semblable. Ce savoir oblique cherche à mettre de l’ordre dans l’irrationnel (on a souvent décrit Caillois comme un rationaliste du mystère) en lançant des ponts entre des continents éloignés du savoir. En bref, il questionne les frontières, redéfinit le découpage des sciences et nos manières de penser. Ce sont là, me semble-t-il, les présupposés d’un encyclopédisme nouveau.

Peut-on le définir comme un esprit “farouchement religieux”?

 “Farouchement”, certainement. “Religieux”, je ne sais pas. Le mot religieux (et son corollaire religion) pose problème, comme vous le savez. Et Caillois, en tant que grammairien, n’avait pas manqué de souligner cette difficulté. En tant qu’élève de Marcel Mauss à la Sorbonne en 1937, il avait entrepris de rédiger une thèse sur “Le vocabulaire religieux des Romains”. Mauss mit son disciple en garde, notamment sur le sens qu’il faut donner au mot religion. “L’étymologie relegere n’est pas douteuse, disait-il, mais on s’extasie dangereusement sur ce qu’elle cache ou trahit. Bien que relegere n’ait jamais voulu dire “relier”, on tient pour assuré que telle est l’essence de la religion”. Et cette preuve par l’étymologie permettait ainsi de relier tout et n’importe quoi: le ciel et la terre, l’humain et le divin, la nature et le surnaturel. Pour Caillois (et c’est ce qui le rapproche aussi bien de Mauss que de Dumézil), il fallait s’en tenir à l’affirmation de Festus, selon lequel les religions sont des “noeuds de paille” (religiones tramenta erant), ces noeuds de paille qui servaient à fixer les poutres des ponts. La preuve ne se trouve donc pas dans l’étymologie du mot relegere, mais plutôt dans le fait que le grand prêtre romain se nomme pontifex: le grand pontonnier. En ce sens-là, Caillois serait immanquablement un esprit religieux. Il n’a cessé de lancer des ponts entre des régions disparates et morcelées du savoir. Le pont est chez Caillois le concept théorique central de ses approches de l’imaginaire. Le pont ou encore la correspondance, pour reprendre un terme baudelairien, lui-même emprunté à Swedenborg. Mais plutôt que le dualisme hypostatique de ce dernier, il conviendrait d’évoquer la proximité de Caillois avec les alchimistes de la renaissance. Lorsqu’il s’approche du monde minéral, dans ses derniers textes, nous retrouvons la trace ou la théorie des signatures d’un Paracelse, tandis que la différence entre le monde intérieur et extérieur se résorbe en des liens inextricables (mais pourtant théoriquement dénombrables) entre le monde humain et la  nature.

C’est là où Caillois rompt avec la religion. Chez lui, il n’y a nulle transcendance: il refuse tout dualisme. Il y a un immanentisme qui dynamise la matière jusqu’à une conception unitaire du monde. Caillois est avant tout matérialiste, d’un matérialisme mystique, qui s’apparente parfois à la physique du XVIIIème siècle (on pense parfois à Diderot en le lisant): mais au-delà de la matière, il n’y a rien. Ou plutôt, il n’y a pas d’au-delà. Sa mystique est donc une mystique “soft”, sans violence ni illumination. Après avoir invoqué la figure de Lucifer dans ses analyses sur les mythes, pour pouvoir mieux éclairer de la lux vertigineuse des représentations collectives, le monde des pierres dans lequel éclôt la mystique cailloisienne, amènera l’auteur à renoncer à l’éclaircissement, à la lumière. Le minéral (et sa mystique) enténèbre le regard de Caillois. Cet  enténèbrement est comme une lente dissolution du soi dans la nuit de la pierre, une expérience dépossessive de son identité qui se dissout dans la matière. Cette expérience, Caillois tenta de la théoriser dans ses premiers textes sur le mimétisme animal et la psychasthénie légendaire ou encore dans son étude sur les démons du midi. Plus tard, Caillois ne démentira jamais son intérêt pour les fantômes, les ombres (ou le côté obscur de la nature et surtout le regard trompé). Dans un de ses derniers textes, “Le petit guide du XVème arrondissement à l’usage des fantômes”,  où l’auteur rappelle cette célèbre phrase du Nosferatu de Murnau: “Dès qu’il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre”, Caillois termine son récit en révélant qu’il n’est pas l’auteur de ce texte, mais un fantôme qui s’empare de son corps plus de trente ans plus tôt: “Je jouais à traquer le fantôme: j’étais le fantôme.(…) Je cherche en vain à me persuader que je suis le jouet d’une illusion due à ma fatigue, à ma mauvaise vue. Je suis déjà acculé au mur de la maison peinte. Je le sens se diluer pour m’accueillir et moi-même m’y dissoudre. A l’ultime seconde, je revois en un éclair le visage éperdu de jeune français auquel j’avais doucement mis fin à la vie consciente pour m’approprier son corps, son identité et ses souvenirs. Il était seul. Il revenait du cinéma. Il était depuis peu dans la région. J’ai oublié son nom. Pourtant c’est celui sous lequel j’ai signé tous les livres que j’ai publiés depuis plus de trente ans.”

Jean d’Ormesson, qui a travaillé trente ans à ses côtés (à Diogène), dit de Caillois qu’il est « tout entier du côté de Dionysos ». Qu’en pensez-vous ?

La formule est peut-être en elle-même trop entière. Comment être tout entier du côté de Dionysos? Certes Caillois est un homme des confins ou des antipodes. Il a invoqué le vent hyperboréen au seuil du Collège de Sociologie avant de décrire les paysages austères de la Terre  de Feu. Il n’a cessé d’écrire et d’interroger la Chine, tout en vouant à l’Antiquité classique une reconnaissance profonde. Justement, chez Caillois, il me semble qu’on trouve quelqu’un qui a tenté ce précaire équilibre entre le classicisme et le dionysiaque. L’excès, le mystère, la transgression le retiennent: mais il ne désire se perdre dans ces abîmes. Georges Bataille serait beaucoup plus proche de Dionysos et de par sa réflexion sur le corps et son érotisme. Chez Caillois, il n’y a pas de pensée du corps, pas plus qu’un érotisme. Si Caillois s’est penché sur l’aspect dionysiaque des communautés, s’il n’a cessé de porter son attention sur les ivresses qui hantent l’homme, ce ne serait pas pour s’y perdre, mais plutôt pour mettre au jour les mécanismes qui sous-tendent  l’irrésistible attrait vers l’excès et le vide. Les surréalistes lui ont suffisamment reproché son excès de rationalisme face au mystère. Cet excès serait justement un antidote nécessaire à celui qui s’intéresse à ce genre de phénomène. Mais, qui sait, Jean d’Ormesson a effectivement côtoyé Caillois pendant des années, et il est fort pensable que dans le quotidien, il ait été un homme d’excès et de vertige.

Quelle est la place du mythe dans sa pensée?

Le mythe est certainement l’alpha et l’oméga de la pensé e de Caillois. Lorsque ce jeune adolescent fréquente Roger Gilbert Lecomte et René Daumal du groupe “Le Grand Jeu”, le mythe est déjà présent, ne fût-ce qu’au titre de mythe personnel. Les premiers textes qu’il rédigera durant cette période (publiés chez Fata Morgana sous le titre La Chute des corps) tentent de rendre compte d’expériences de dépersonnalisation et de perte de l’identité, thème que Caillois reprendra et développera plus tard dans ses études mythographiques sur les démons du midi ou la mante religieuse. Ces premiers textes, Caillois refusera de les considérer comme des poèmes: ils constituent plutôt des documents dont il faudra systématiser la logique. Et pour ce faire, il se tournera vers le mythe. Il y aurait donc une sorte de poétique refoulée chez Caillois, qui voudrait faire du mythe la première case de son échiquier de l’imaginaire. A l’autre bout de son parcours,  lorsque Caillois décide d’écrire sa biographie intellectuelle quelques mois avant de nous quitter, il intitule son texte Le Fleuve Alphée. Il découvre ainsi dans le cours de ce fleuve mythique, non pas la ligne, mais l’image de sa propre aventure intellectuelle. Comme vous le savez, ce fleuve mythologique se jette dans la mer Méditerranée et la traverse avant de redevenir un fleuve dans l’île d’Ortygie, près de Syracuse, et venir s’effacer dans une source à rebours. Pour comprendre cette métaphore, il faut justement lire ce retour vers sa source systémique comme une tentative de réhabiliter ce qui fut refoulée: cette poétique, qui au détour d’une vie et d’une exigence intellectuelle (pour ne pas parler d’une austérité et d’un ascétisme de l’esprit), viendra s’incarner dans le minéral. Et si le biographique s’inscrit sous le signe du mythe, ces derniers textes sur les minéraux décrivent des agates comme des mythologies à l’état naissant. Un très beau texte intitulé “Yggdrasill stupéfié” retrace à rebours le passage ou le pont entre le vivant et la pierre, par la pétrification du monde végétal. La mante religieuse et les insectes mimétiques, dans lesquels Caillois n’a cessé de lire des comportements ou des correspondances humaines, notamment par le port du masque et le vertige chamanique de la dépossession et de la régression à l’état prénatal, assureraient le passage entre l’animal et le végétal. Tout comme Alphée, le mythe introduit chez Caillois un temps circulaire en un monde unitaire où les symboles et les phénomènes circulent, mais selon des schémas repérables, répétables. Ainsi le mythique et le biographique se projettent en métaphysique. Enfin, il reste le mythe. Là, il faut lire Le Mythe et l’Homme pour comprendre la pluralité de domaines dans lesquels Caillois a tenté de traquer les manifestations et représentations collectives. Ce qui ressort de ces lignes de 1938 est la volonté de relancer et de revitaliser le mythe; non par les mythes anciens, mais par des mythes modernes. Caillois parlera d’un passage du mythe humilié au mythe triomphant, qui tient dans son analyse du héros mythique, celui qui accomplit des actes transgressifs, paroxysme et interdit au travers desquels toute société se renouvelle. Après la guerre, Caillois va approcher les mythes comme des formes littéraires. La théologie et la métaphysique, selon la thèse borgésienne, seraient considérées comme une des premières manifestations de la littérature fantastique. Donc il faut historiciser le rapport de Caillois aux mythes, et si Sartre parlait à propos de Rougement et de Caillois d’une sorte de mythe du mythe, qui avait cours durant l’entre-deux-guerres, il ne faut pas oublier que le mythe était une arme de combat, une sorte d’anti-mythe qu’il fallait ériger contre les idéologies politiques de l’époque, et plus particulièrement les mythes fascistes. Ici Caillois rejoint Bataille et cette tentative d’opposer des contre-mythes au fascisme. Son étude sur la mante religieuse croise celle d’Acéphale (ou plutôt son absence de figure) chez Bataille ou encore la Judith décapitant Holopherne chez Leiris. L’absence de tête ou la décapitation est ici, à cette époque, un thème très frazerien. C’est toute la théorie de la mise à mort de la royauté sacrée qu’il faut lire dans cette réflexion sur le mythe.

Caillois, comme Jünger, s’est penché sur le thème de la guerre… même s’il n’a pas connu l’épreuve du feu. Qu’en est-il de leur regard à tous deux sur la guerre, comme « expérience intérieure » ?

La différence entre ces deux regards sur la guerre tient au fait que Jünger l’a connue comme une expérience directe, sur le vif, brûlante, fondamentale et bouleversante, tandis que Caillois l’a pensée de loin, en prenant ses distances et en la regardant au travers du prisme de la sociologie. Ceci dit, la pensée et la vie de Caillois ont été profondément marquées par la guerre. Né en 1913, les premiers souvenirs de son enfance portent la trace des désastres du premier conflit mondial. Ses jeux d’enfants (et il faut se rappeler l’importance du jeu aux côtés de la guerre et du sacré dans l’anthropologie de Caillois), ses premiers jeux donc se déroulaient  dans les décombres d’une Reims dévastée. Secrètement, l’écriture de Caillois portera toujours la trace d’une sorte de parole qui viendrait après l’apocalypse. Son goût pour les paysages et les géographies désertiques, raréfiés et lunaires, où l’homme et ses oeuvres ont peu de place, et plus tard les pierres, est lié à cette expérience première. L’influence de la seconde guerre mondiale sera plus décisive. Elle amènera Caillois à revoir ses positions politiques et sociologiques. Il renouera avec la littérature et reviendra d’Argentine en 1945 avec les premières traductions françaises de Borgès. Car justement, ce seront la distance et l’exil qui lui permettront de prendre toute la mesure de la guerre. A la veille du conflit, Caillois invoquait, en conclusion de son étude L’Homme et le Sacré, les forces virulentes et excessives du sacré pour combattre une société vouée à la déliaison du profane. Après la guerre, à l’occasion de la seconde édition du livre, il constatera que face aux forces destructrices, dont la guerre moderne représente comme la résonance des fêtes primitives dominées par le sacré gauche, s’impose une autre forme de dissolution: celle de la pourriture par dépérissement. “Tout ce qui ne se consume pas, dira Caillois, pourrit. Aussi la vérité permanente du sacré réside simultanément dans la fascination du brasier et de l’horreur de la pourriture”. Ainsi, se trouve désamorcée cette logique violente, virulente, selon laquelle il s’agissait de réactiver le sacré de transgression dans le monde moderne. Face à la guerre ou aux phénomènes humains, Caillois laisse place à une autre loi: celle de la nature. Pour revenir à Jünger, Caillois a situé sa démarche parmi les mystiques de la guerre, une mystique qui absolutise un conflit à présent devenu total, général et impersonnel. Comme sociologue, Caillois s’est donc penché sur la dimension imaginaire et collective de la guerre, tentant de démêler cette inexplicable et incontrôlable force qui pousse les hommes à la destruction et aux désastres. Il a montré comment la guerre révélait une nouvelle forme de sacré en devenant ce que Mauss appelait un fait total, qui, sociologiquement, implique la totalité de l’existence sociale. Cette logique est devenue possible avec la Révolution Française, qui transforma le citoyen, tout citoyen, en un soldat qui défend sa nation. Alors que disparaît la caste du combattant (dans la trifonctionnalité indo-européenne), avec ses règles et sa courtoisie, le suffrage universel aura pour corollaire le service militaire obligatoire. La démocratie rend possible la nation en guerre, et après Hegel et Clausewitz, le XXème siècle couronnera ce vertige paroxystique par des capacités illimitées de destruction. Face à la mystique jüngerienne, celle de Der Kampf als inneres Erlebnis, qui acquiesce et embrasse à bras le corps la guerre moderne, Caillois pose une question fondamentale à l’homme moderne sous forme d’une alternative indécidable. Ou bien les inégalités sociales sont codifiées et la guerre est courtoise, limitée, ritualisée comme une sorte de jeu ou de cérémonie, ou bien l’égalité des droits et la participation à la vie publique amènent la guerre à se développer en conflits illimités. Face à ce dilemme, Caillois voudrait opposer l’exemple de la Chine classique, qui a su séparer l’état et l’armée.

Quelle fut l’influence de Dumézil sur Caillois?

L’influence de Dumézil est importante chez Caillois. Le paradoxe serait que Caillois fut bien plus marqué par le premier Dumézil, celui d’avant la découverte de la trifonctionnalité en 1938, alors que Caillois contribua en partie à la découverte de celle-ci. Dumézil, dans sa préface de Mythes et Dieux des Germains (1939), remercie Caillois pour l’aide qu’il lui a apportée dans ses séminaires. De même, Caillois remerciera Dumézil l’année suivante pour avoir accepté de suivre les dernières épreuves de L’Homme et le sacré, alors qu’il se rendait en Argentine. C’est donc vers Ouranos-Varuna qu’il faut se tourner pour comprendre la pensée de Caillois, et la thèse de Frazer sur la nécessaire mise à mort de la souveraineté sacrée. Le Festin d’immortalité traitait déjà de la femme  fatale et de la boisson d’immortalité, alors qu’Ouranos-Varuna traite des rapports entre souveraineté et castration, des thèmes qui se cristalliseront chez Caillois dans le mythe de la mante religieuse, ainsi que les mythes de conquête du ciel, et sa contrepartie, la descente aux enfers.

La marque la plus décisive de Dumézil sur Caillois serait cet esprit comparatiste qui ne s’embarrasse pas des frontières géographiques. Ici, encore, Caillois veut aller plus loin, puisque sa perspective dépasse le domaine indo-européen pour viser une mythologie universelle. J’ai retrouvé un manuscrit de Caillois que je publierai prochainement, sur le thème du Déluge. A la suite d’une proposition de Daumal à Paulhan, il avait été décidé de faire un volume dans la collection la Pléiade sur la mythologie universelle. En 1936, Caillois se trouve à la tête du projet, et se charge de rédiger, après la Genèse et la Chute, la troisième partie sur le Déluge. Le projet sera refusé par Gide, justement parce qu’il se veut trop universel et qu’il finit par ranger le déluge biblique au même rang que les autres mythes. En fait, Caillois va même plus loin, puisqu’il se servira du récit diluvien sumérien pour démontrer l’antériorité de l’inondation et de la civilisation sumérienne par rapport au récit biblique. Il voulait contrer la thèse de Charles Martsan, dans La Bible a dit vrai (résultats des fouilles effectuées de 1924 à 1934 en terre biblique), qui historicise le récit biblique. Ensuite Caillois, fort proche de Dumézil, compare le déluge grec de Deucalion et le rêve de Manou de l’Inde védique, avant de suivre un autre spécialiste de l’Inde, quelque peu oublié de nos jours: A.M. Hoccart. Celui-ci a également étudié la royauté avec son essai de 1927, Kingship, tout en offrant des extensions entre l’Inde et l’archipel du Pacifique. Enfin, Caillois évoquera les déluges dans les mythes américains. Il me semble que, sans Dumézil, Caillois ne se serait pas aventuré dans une tâche aussi immense.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à Caillois et à Corbin ? Existe-t-il un lien entre ces deux penseurs, outre leur collaboration à Antaios (1959-1971) ?

La coïncidence entre ces deux auteurs dépasse la simple collaboration à Antaios. Il suffit de reprendre leurs vies et leurs bibliographies respectives pour se rendre compte combien l’un et l’autre n’ont cessé de se rencontrer, de se croiser tout au long de leurs parcours respectifs. Dès les années 30, les deux hommes ont fréquenté le même milieu intellectuel, ont publié dans les mêmes revues (NRF, Recherches Philosophiques, Mesures, …). Et puis, comment peut-on s’ignorer lorsqu’on travaille sur les mythes, le sacré et la religion tout en côtoyant les mêmes personnes. Rappelons que ce fut Georges Bataille qui encouragea Corbin à publier ses traductions de Heidegger. Plus tard, Caillois devait publier Corbin dans le volume qu’il dirigea avec von Grunenbaum sur Le Rêve et les sociétés humaines (Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1967). La biographie de Caillois par Odile Felgine rapporte les différentes occasions où les deux hommes se sont rencontrés. Caillois invitait les Corbin à la  maison, etc. Mais évidemment, il existe une dimension bien au-delà de l’anecdote, par laquelle le biographique ou l’événementiel rejoint le symbolique ou le mythique. Ce point, Gilbert Durand l’a touché du doigt dans son texte sur “Caillois et l’approche de l’imaginaire”, lorsqu’il rappelle non seulement l’amitié des deux hommes, mais comment leurs pensées devaient se cristalliser autour de l’exil, peu avant le seconde guerre mondiale. Caillois partira pour l’Argentine, dans les bagages de Victoria Ocampo et y découvrira Borgès, ainsi qu’un paysage qui le marquera jusqu’à la fin de sa vie. Corbin sera lui bloqué à Istambul, alors qu’il tentait de découvrir et de classifier des manuscrits de Sohrawardî. Bien des années plus tard, en mars 1952, lorsque Caillois est chargé par l’Unesco de représenter l’Iran et l’Irak à l’occasion du millénaire d’Avicenne, il sera déçu par Bagdad, la ville des Mille et une Nuits, mais retrouvera en Iran l’émerveillement qu’il avait connu alors, pendant ses années d’exil en Argentine.

Plus personnellement, je n’ai cessé de m’intéresser aux penseurs des années trente qui se sont penchés sur l’imaginaire, pour tenter de débloquer la situation sclérosée dans laquelle le néo-kantisme avait abandonné l’imaginaire. Cette nouvelle génération sera marquée par la phénoménologie (introduite par Aron, Sartre et Corbin)  et tentera de dynamiser l’imaginaire, de lui restituer ses droits dans le domaine de la connaissance. A côté de Corbin et de Caillois, nous trouvons Bachelard, Armand Petitjean ou encore Jean-Paul Sartre, avec ses premiers essais sur l’imaginaire et, plus important, un récit comme La Nausée, qui ouvre la phénoménologie sur l’étude du vide, du néant, du vertige, de la mort. Bref, tout ce que la bonne conscience rationaliste rejette dans les marges de la folie ou de l’hallucination. Tel est l’apport de ces penseurs: rendre à l’image une valeur épistémique. Restituer les images (qu’il  s’agisse de mythe, de rêve ou de fiction littéraire) dans l’ordre du savoir. Bien entendu, comme je l’ai dit à propos de l’encyclopédisme et de la théorie des correspondances, ce genre de savoir restera louche, gauche, oblique, refoulé dans les brumes du délire psychologique tant qu’une telle réévaluation de l’imaginaire ne s’accomplira pas par un ébranlement de la rationalité étroite et utilitaire.

Calendes de juin 1998.

Professeur de littérature comparée, Stéphane Massonet (1962) est Docteur en Philosophie de l’Université Libre de Bruxelles. Sa thèse portait sur la phénoménologie de l’Imaginaire. Il s’est spécialisé dans l’étude des avant-gardes et des non-conformistes du XXème siècle : Corbin, Caillois, Michaux, Mesens, … Il a publié La Chute des corps de Roger Caillois (Fata Morgana), la Correspondance entre Tristan Tzara et E.L.T. Mesens (Didier Devillez) et Les labyrinthes de l’Imaginaire dans l’œuvre de Roger Caillois, (L’Harmattan Littératures).

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07 novembre 2006

Julius Evola, métaphysicien et penseur politique

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Entretien avec Jean-Paul Lippi

 

Christopher Gérard: Qui êtes-vous? Comment vous définiriez-vous?

Qui je suis est définitivement sans importance aucune, hormis peut-être pour moi-même et quelques proches.  Néanmoins, la question posée appelle sa réponse.  La mienne sera donc la suivante : lorsque pareille demande était faite à l'homme auprès duquel j'ai eu l'inestimable honneur de pratiquer durant plusieurs années certaines formes des arts martiaux chinois, celui-ci répondait laconiquement : "je ne suis qu'un étudiant sur la Voie guerrière".  Avec le respect dû à la figure du Maître, je reprendrai cette formule à mon compte, en précisant que la Voie guerrière se comprend pour moi essentiellement comme Voie de la Main Gauche, c'est-à-dire Voie du post-nihilisme ou, si l'on préfère, Voie d'un nihilisme pleinement assumé et donc dépassé.  Ceci parce que la Voie de la Main Gauche consiste à s'appliquer à vivre au plus près de la dissolution générale qui est la marque de cette fin de cycle, à la faire sienne sans en être aucunement affecté. Quant à me définir, je le ferai en citant les cinq repères que j'ai choisis pour délimiter mon existence : Connaissance, Puissance, Détachement, Volonté, Ascèse.  Et puis le dialogue silencieux et solitaire avec la Mort, dont la conscience (continue mais non angoissée) de l'approche évite à l'homme le ridicule de tenir le rôle de sa propre statue.  Inutile d'ajouter, donc, que je refuse absolument d’être défini comme étant un "intellectuel". Je laisse ce titre, qui est tout sauf de gloire, aux pédantissimes et ô combien politiquement corrects spécialistes de la "pensée abstraite" (au sens de Kierkegaard).  Si je suis un homme qui pense sa vie, je m'efforce d’être aussi et surtout un homme qui vit sa pensée.  C'est-à-dire de me rendre capable de : "transmuer l'intuition intellectuelle en réalisation existentielle", selon la belle formule de Georges Vallin.

Qui furent vos éveilleurs?

Evoquer ceux qui m'ont éveillé, c'est évoquer mon itinéraire intellectuel et spirituel. A la base de celui-ci, je placerai Max Stirner.  J'ai en effet commencé à me débarrasser de l'influence incapacitante de la morale bourgeoise qui règne sur nos sociétés en lisant, vers l’âge de quinze ans, L'Unique et sa propriété. L'unicisme stirnérien conduit certes le Moi à édifier sa propre prison dans laquelle il s'adore, mais il permet aussi de balayer bien des résistances.  Puis Nietzsche vint entourer du bras puissant de son œuvre mon adolescence et mes années de jeune adulte.  C'est l'auteur du Zarathoustra qui fut mon véritable maître à penser, et je travaille aujourd'hui encore à éliminer de ma vision du monde certains aspects exagérés ou problématiques de son œuvre.  Disons, pour faire bref, que je reprends volontiers la déclaration d'Ortega y Gasset : "Nietzsche me fut nécessaire, il me rendit orgueilleux"; j'ai en effet puisé en lui la compréhension de la nécessité du "pathos des distances" et la nostalgie d'une aristocratie redevenue digne de ce nom, capable de décider et d'agir "par-delà bien et mal".  Vint ensuite l'Ecole de la Tradition, en premier lieu (au sens chronologique) Julius Evola, "rencontré" voici quinze ans au travers de L’Arc et la massue (dont le dernier chapitre me conduisit à Guénon), puis les autres auteurs que vous citez, auxquels j'ajouterai Titus Burckhardt, Ananda Coomaraswamy, Guido De Giorgio, et cet esprit de très haut vol et marginal qu'est Raymond Abellio. J'avoue volontiers que, si j'ai trouvé l'exposé le plus didactique chez Guénon, je conserve une sympathie toute particulière pour Schuon et une attirance spécifique pour Evola - que je ne considère nullement, précisons-le, comme supérieur à toute critique, ne serait-ce que parce que le solipsisme et le volontarisme de l'Individu absolu de la période philosophique (lequel traverse, sous des formes différentes, toute l'oeuvre et réapparaît dans Chevaucher le tigre) trouvent en moi un écho profond. Parallèlement à ceci, je mentionnerai l'influence qu'eurent (et que continuent d'avoir) sur la construction de mon univers mental des figures historiques telles qu’Alexandre de Macédoine (découvert à l’âge de sept ans dans un recueil de contes pour enfants offert par un oncle et une tante dont le geste détermina peut-être un parcours à venir), Léonidas, Frédéric II Hohenstaufen, Ungern von Sternberg, ou encore cet idéal existentiel que représente Milarepa.  En ce qui concerne les écrivains, citons sans ordre aucun : Drieu la Rochelle, Mishima, Montherlant pour Service inutile, le Huysmans d'A rebours, Nerval, Mallarmé, Rimbaud, Baudelaire, Lovecraft, cet admirable "anarchiste réactionnaire" (comme écrit Nicolas Bonnal) que fut Tolkien, ou encore Machen avec son "Grand Dieu Pan".  Sans oublier bien sûr, au-dessus de tout cela, l'enseignement fondamental du stoïcisme.

Vous avez consacré beaucoup de temps et d’énergie à une thèse érudite sur Julius Evola (1898-1974), dont vous avez tiré un livre austère et de haute tenue, publié par les Dossiers H (L’Age d’Homme, Lausanne 1998).  Quelle est donc la place de ce penseur dans votre panthéon personnel? Vous dites, dans l’un de vos textes, que “ le savoir “ objectif ”, entendons celui qui laisse inchangé l’homme qui le reçoit, ne présente que peu d’intérêt ”. Très juste, cette idée d’un savoir reçu, très juste aussi cette définition de l’ignorance en tant qu’ ”illusion de l’opposition du sujet et de l’objet ”... qui sous-tend pourtant le discours de la plupart des universitaires. Que vous a apporté l’étude approfondie de l’œuvre d’Evola?

(…) En ce qui concerne l'apport dont je suis redevable à l'œuvre d'Evola, il me semble que le principal, sur le plan que vous abordez ici et qui est celui de la métaphysique, est constitué par ses études consacrées aux doctrines d'Eveil et de réalisation (Bouddhisme, Tantrisme, Taoïsme, Hermétisme).  C'est toute la notion d'initiation qui y est en jeu, en entendant ce mot comme celui qui désigne une authentique rupture ontologique (bien évidemment anagogique et non catagogique) après laquelle l'homme ne sera plus jamais tel qu'il a été.  De ce point de vue, la recherche du savoir ne se justifie que si celui-ci conduit à cette rupture (ce qui suppose que l'on se livre, conjointement aux pratiques intellectuelles, à des pratiques physiques, essentiellement énergétiques et "pranayamiques", et à des pratiques spirituelles). Evola insiste à raison sur ce point en rejetant ce que Schuon appelle : "la stupidité intelligente". L'objectif n'est pas l'accumulation quantitative d'une connaissance disqualifiée en ce qu'elle éloigne du Centre au lieu d'y ramener (d'où la sentence de Lao-Tze : "abandonne l'étude, car l'étude est sans fin") mais la Libération.  Si celle-ci ne se conquiert pas nécessairement par le recours à la méthode "prométhéenne" chère à Evola, elle constitue toujours la récompense qui échoit aux triomphateurs plutôt qu'aux simples érudits.  Quant à sa modalité, disons simplement que la Réalisation métaphysique est effective dès lors que l'être est devenu entièrement ce qu'il connaît.  C'est ce qu'Evola nomme : "la connaisance-réalisation", laquelle se voit définie par lui comme : "un savoir qui transforme et illumine".

Vous parlez dans votre livre de l’opposition exemplaire entre Guénon, le Brahmane, et Evola, le Kshatriya. Pouvez-vous développer ceci?

Si leur opposition est exemplaire, c'est parce que la biographie tait l'essentiel.  En effet, si Evola et Guénon s'accordent sur une ligne générale pour s'opposer sur certains points très précis (les rapports entre Royauté et Sacerdoce, les modalités possibles de l'initiation dans le monde moderne, le rôle éventuel de l'é1ite dans la reconstruction à venir) , la raison nécessaire de leurs divergences n'est pas à rechercher dans leurs postulats mais bien dans leurs natures respectives, dans leurs "équations personnelles" pour parler comme Evola lui-même.  L'exemplarité provient de ce que (pour eux, mais aussi pour chacun), l'adoption d'une grille intellectuelle chargée de rendre compte d'événements qui pourraient tout aussi bien être interprétés en un sens opposé ou même tenus pour pure contingence, ainsi que le ralliement à un système éthique, ne font sens qu'à être surdéterminés (déterminés suprarationnellement) par la nature spirituelle de celui qui choisit telle orientation plutôt que telle autre.  On peut ne pas accepter cette prise de position essentialiste et donc méta-individualiste et lui préférer telle ou telle explication plus ou moins psychologique ou psychanalytique.  Mais à vouloir toujours ramener une œuvre au "vécu" de son auteur, on finit par lui ôter toute signification autre que littéraire, c'est-à-dire, en dernier lieu, par la réduire au rang de symptôme (ce qui revient à se fermer définitivement l'accès à une éventuelle dimension opérative pour se borner à considérer la seule dimension spéculative, laquelle correspond au "savoir objectif" visé à votre précédente question).  Alors que pour qui soutient la thèse inverse, les œuvres guénonienne et évolienne acquièrent, par leurs oppositions mêmes, cette exemplarité qui nous occupe ici.  Accord général et divergences ponctuelles s'expliquent dès lors par l'appartenance intérieure de chacun de nos deux auteurs à l'une des deux castes supérieures, la sacerdotale pour Guénon et la guerrière pour Evola.  La validité de leur vision du monde s'en trouve ainsi confirmée de manière concrète, de même que l'est celle du système des castes dans son ensemble. Sachant par expérience à quel point de tels propos "obscurantistes" soulèvent soit les sarcasmes soit l'ire des tenants du rationalisme scientiste, humaniste et progressiste, je me permettrai de conclure sur ce point en citant (à toutes fins utiles) un passage de René Guénon tiré d'Orient et Occident : "De toutes les superstitions prêchées par ceux-la mêmes qui font profession de déclamer à tout propos contre la "superstition", celle de la "science" et de la "raison" est la seule qui ne semble pas, à première vue, reposer sur une base sentimentale; mais il y a parfois un rationalisme qui n'est que du sentimentalisme déguisé, comme ne le prouve que trop la passion qu'y apportent ses partisans, la haine dont ils témoignent contre tout ce qui contrarie leurs tendances ou dépasse leur compréhension".

Dieux merci, votre livre n’a rien d’une hagiographie. Pouvez-vous rapidement signaler quelques faiblesses de l’œuvre d’Evola?

Au rang des faiblesses de l'oeuvre, je commencerai par citer l’ambiguïté que finit par revêtir le concept de Tradition, dans la mesure où la récurrence du thème de la "Lumière du Nord" (incontestablement connoté chez Evola avec des implications ethniques) conduit à s'interroger sur le caractère universel du dépôt anhistorique et suprahumain qui fonde le tradere.  Le conflit entre cette même "Lumière du Nord" et son antagoniste du "Sud" est également présenté de manière souvent trop schématique et rigide, alors qu'une dialectisation de leurs relations aurait mieux rendu compte de l'objet d'étude.  Surtout si l'on garde présent à l'esprit le fait que le caractère central de la bipolarité masculin-féminin constitue l'un des soubassements de la Weltanschauung évolienne et que les deux "Lumières" y sont liées.  A vouloir à toute force opposer ce qui est essentiellement complémentaire, on risque dès lors de ne plus accorder d'attention qu'à l'un ou l'autre pôle, et donc de mutiler intellectuellement la manifestation mondaine du Principe.  D'où des oppositions que je ne qualifierai peut-être pas de “ scolaires ”, mais que l'on peut tenir pour exagérément abruptes, comme, en effet, celle entre spiritualité "solaire" et spiritualité "lunaire" (ceci est moins vrai à propos de la dichotomie entre un Occident par nature "prométhéen" et un Orient qui serait essentiellement "rêveur et paresseux", expression qui figure dans un texte de jeunesse publié en 1926; Evola l'a ensuite dépassée, comme le prouve le chapitre de L'Arc et la Massue intitulé : "le mythe de l'Orient et de l'Occident et la "rencontre des religions"). Par ailleurs, l'affirmation de la supériorité de la Royauté sur le Sacerdoce constitue incontestablement une erreur.  La hiérarchisation légitime est inverse de celle que présente Evola, pour la bonne raison que la Contemplation est supérieure à l'action car le contemplatif se situe tendanciellement au-dessus du manifesté (il convient d'ailleurs de préciser que la distinction des deux instances témoigne déjà d'une involution : la caste originelle - "Hamsa" - l'ignore, et on trouve le thème de leur réconciliation même dans les conceptions chrétiennes, puisque le Christ, en tant qu'incarnation humaine du divin, est affirmé comme étant indissociablement Rex et Sacerdos). Cette interprétation erronée s'explique par l'hostilité évolienne au christianisme (auquel se voit finalement réduit le Sacerdoce) ainsi que par le contexte particulier de la polémique née à l'occasion de la parution du livre de Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, qui défend la thèse inverse.  L'ouvrage est en effet publié en 1929, année des Accords du Latran, et pourrait, craint Evola, fournir des arguments aux tenants de la suprématie de l'Eglise.  On peut ainsi lire dans Krur que si Guénon avait raison : "il apparaîtrait de façon éclatante que la thèse guelfe de la subordination de l'Etat, en tant que pouvoir temporel, à une autorité spirituelle monopolisée par une caste sacerdotale, serait exacte".  L'exposé métaphysique est ici entaché par une faiblesse qu'expliquent (sans pour autant la justifier) les contingences. Je serai plus mesuré en ce qui concerne l'appréciation à porter sur les sympathies d'Evola pour l'Axe.  D'abord parce qu'il est trop facile de s'ériger en censeur des décennies après les faits, en installant douillettement sa bonne conscience dans le confort d'un fauteuil; ensuite parce que j'abandonne les jugements moraux à ceux qui en font profession, dans les deux sens du terme.  On peut néanmoins considérer que la foi en la possibilité d'une "retraditionalisation" de l'Europe prenant appui sur l'Italie et l’Allemagne, sans oublier la Roumanie de la Garde de Fer, était inconsidérée.  Mais encore faudrait-il être certain que "foi" il y avait bien, plutôt qu'acceptation lucide de ce paradoxe propre aux natures guerrières qui fait que, alors même qu'elles sont conscientes du caractère illusoire de tout espoir de Restauration, elles sentent de leur devoir de tout mettre en œuvre pour tenter de rebâtir un monde conforme à leurs aspirations aristocratiques.  Je citerai ici l'heureuse formule de Christophe Boutin qui écrit dans Politique et Tradition.  Julius Evola dans le siècle (Ed. Kimé, Paris 1992) : "Si l'on songe à la fameuse affirmation de Malraux, Evola, pessimiste puisqu'il inscrit son analyse politique dans une loi générale d'involution, actif à cause de son tempérament de guerrier, semblait quasiment condamné au fascisme".  D'autant qu'il en allait  aussi pour lui d'une question de cohérence philosophique et plus encore existentielle.  Philippe Baillet l'expose fort bien dans la dernière livraison de Politica Hermetica (numéro XII, 1998: “ Julius Evola et les électrons libres ”, pp. 261-270): "Car Evola, en rejetant dans sa jeunesse (et en ne revenant jamais vraiment sur ce rejet) la tradition réaliste ou "objectiviste" de la philosophique classique (de Platon à Saint Thomas en passant par Aristote, pour faire bref) au profit du "contingentisme" de l'Individu absolu qui affirme la liberté suprême du Moi jusqu'à l'arbitraire, entrait nécessairement dans l'orbite du "culte" fasciste de l'action, entendu dans son sens le plus profond : I'activisme comme solipsisme vécu, en acte (... )". Je conclurai sur ce sujet d'une manière volontairement polémique en constatant que l'on imagine de toutes les manières fort mal l'Individu absolu, dépositaire de la "virilité spirituelle", goûtant les compromissions putassières aux doux parfums de harem qui, comme l'actualité nous le prouve chaque jour davantage, forment le quotidien des régimes parlementaires.

Mais comment définir, en quelques mots, le concept de Tradition? Le fondement n’en serait-il pas cette homogénéité essentielle du divin, de l’humain et du mondain dont vous parlez? Par ailleurs, ce non dualisme n’est-il pas minimisé par nombre de “ traditionalistes ” (ou “ traditionnistes ”) qui se réclament d’une religion monothéiste, historique, dualiste, anti-initiatique et prosélyte, à savoir le christianisme?

S'il est malaisé de répondre en quelques lignes à une question aussi complexe, on peut dire, très schématiquement, que le concept de Tradition (le mot s'écrivant nécessairement avec la majuscule) renvoie à une double idée, celle de Révélation et celle de transmission.  La Révélation concerne l'immanence de la Transcendance, c'est-à-dire la présence agissante de forces supra-humaines dans le monde humain; la transmission véhicule un enseignement, celui de la possibilité de percevoir et surtout de vivre cette Transcendance.  Quant à ce vécu, il est rendu possible par le dévoilement que permet seule l'Intuition intellectuelle, dévoilement qui entraîne la prise de conscience homogénéisante de ce qu'Evola (pour demeurer avec lui) décrit dans La Tradition hermétique comme : "l'immanence, la présence dans l'homme de la "chose merveilleuse", du "chaos vivant" dans lequel est contenue chaque possibilité".  Le fondement de la pensée traditionnelle (j'emploie à dessein la majuscule dans l'adjectif, contre l'usage grammatical, pour des raisons de cohérence sémantique) est donc non-dualiste - "Tout est Un", comme le proclame un traité du Tamil Nadou lié à l'Advaita-Vedanta récemment publié par les éditions Nataraj -, cette pensée s'enracinant dans une doctrine métaphysique (au sens précis donné par René Guénon dans La métaphysique orientale : "ce qui concerne la métaphysique, c'est ce qui est au delà de la nature", i. e. de la manifestation) moniste et émanationniste.  Dès lors, le traditionniste (selon le néologisme créé par Pierre A. Riffard et que je préfère à "traditionaliste", plus usuel mais qui connote trop ce que Guénon décrit comme : "une sorte de tendance ou d'aspiration vers la Tradition, sans aucune connaissance réelle de celle-ci") est celui qui, non seulement connaît la doctrine, mais s'attache à vivre ici et maintenant la Transcendance. La question des traditionnistes se réclamant du christianisme (ou, plus largement, du monothéisme) pose le problème de savoir s'il est possible, sur une telle base, de parvenir à l’unité.  Personnellement, cela me paraît douteux en raison de l'obstacle qu'érige le créationnisme.  La distance entre le Créateur et la créature (même si celle-ci n'est pas explicitement affirmée pécheresse) est a priori trop large pour pouvoir être franchie, ce qui réduit singulièrement le champ d'application des pratiques initiatiques si l'on veut bien considérer que le but qu'elles poursuivent est la réalisation de l'antique promesse faite aux hommes qu'ils (re)deviendraient "comme des dieux".  Il faut néanmoins considérer, par-delà les apparences, l'existence au sein du christianisme d'un courant (dont Maître Eckhart constitue la figure emblématique) qui comporte des virtualités tout autres que celles que l'on envisage généralement quand on évoque cette religion, courant qui trouve ses répondants dans la Kabbale ou le Soufisme.  Il importe donc de distinguer soigneusement ici ésotérisme et exotérisme.  Mais une telle démarche ne peut que rencontrer l'opposition (parfaitement 1égitime de leur point de vue) des chrétiens eux-mêmes, évidemment peu disposés à voir, comme l'écrit Jean Borella dans Esotérisme guénonien et Mystère chrétien : "ériger la doctrine guénonienne (je dirais : Traditionnelle) en herméneutique suprême de la révélation chrétienne".  Ceci parce que cette "guénonisation du christianisme" (Borella dixit encore) leur paraît très logiquement risquer de conduire à : "perdre de vue la révélation elle-même, c'est-à-dire le don de Dieu, sa création salvatrice, le centre vers lequel tout regarde, la forme sacrée qu'a revêtue la manifestation du Verbe en qui réside le trésor de toute grâce", bref à banaliser (si l'on ose dire) le christianisme.  Ce rattachement fidéiste, donc exclusif, au revelatum de l'Incarnation en tant que Voie salvatrice unique (par définition littéralement incomparable à toute autre) ne peut que mener celui qui le fait sien à des positions incompatibles avec celles de I'Ecole de la Tradition, laquelle affirme au contraire l'équivalence réalisatrice des formes religieuses et spirituelles authentiques et la nécessité de leur décryptage au moyen d'une grille d'intellection ésotérique valide universellement.  Mais, et même si le "climat" mental chrétien m'est parfaitement étranger puisque je ne suis à aucun titre un homme de foi, je tiens à préciser que je me refuse à vouer aux gémonies, précisément au seul prétexte qu'ils sont chrétiens, des hommes de la valeur de Jean Borella, Gustave Thibon ou encore mon ami Arnaud Guyot-Jeannin.  D'autant que monothéisme pour monothéisme, j'observe que René Guénon est bien mort musulman sans que quiconque y trouve justification à autodafé.

Julius Evola était hostile au christianisme, qu’il attaque avec virulence dans un texte de jeunesse, Impérialisme païen (1928, publié en français en 1993 aux éditions Pardès): “ ce qu’il y a de bon dans le christianisme se trouve ailleurs, et sous une forme souvent plus pure; et ce qu’il y a au contraire d’original dans le christianisme, de spécial et d’irréductible à autre chose, constitue une non-valeur, quelque chose d’incontestablement inférieur par rapport à d’autres attitudes possibles et existantes de l’esprit ”. Jugement implacable, qu’il a peut-être nuancé avec l’âge, mais la condamnation de “ cette forme arrogante et exclusive de l’aspect le plus bas de la religiosité ” ne demeure-t-elle pas totale?

L'hostilité d'Evola au christianisme est indiscutable et ne s'est jamais démentie, même s'il a accordé tardivement (et manifestement à contrecœur) une manière de satisfecit au catholicisme à propos de certains aspects positifs liés en celui-ci au principe d'autorité.  On peut ainsi lire dans Le Chemin du Cinabre : "J'ai reconnu que, dans les pays latins surtout, certaines forces traditionnelles et contre-révolutionnaires s'étaient appuyées sur le catholicisme et qu'il y avait eu une époque où le catholicisme avait donné au pur principe de la souveraineté et de l'autorité sa consécration (alliance contre-révolutionnaire et "réactionnaire" du trône et de l'autel" (la phrase suivante s'empresse de remettre les choses au point : "Mais tout cela a désormais disparu"). On peut donc parler d'une condamnation pleine et entière, qui s'inscrit dans le sillage de celle du Nietzsche de L’Antéchrist et repose sur la conviction que le christianisme représente un instrument de la dévirilisation spirituelle, dont la conséquence est la crise existentielle de l'humanité.  Une précision s'impose néanmoins à propos de l'ouvrage que vous évoquez.  On sait qu'Evola s'est toujours opposé à une réédition d'Impérialisme païen de son vivant.  Il semble que son attitude soit due en grande partie à l'impression ressentie par lui d'avoir été manipulé par son compagnon du Groupe d’Ur, Arturo Reghini, pour le compte de certaines branches de la Maçonnerie se réclamant d'une orientation “ païenne ” et décidées à faire échouer le rapprochement entre le régime mussolinien et l'Eglise.  Ceci expliquerait en partie, autant que la jeunesse, le ton de ce quasi pamphlet (destiné, donc, à provoquer la brouille), même si les jugements de valeur qu'il contient reflètent à n'en pas douter les conceptions profondes de leur auteur. Quoi qu'il en soit de ce dernier point, l'idée que l'on puisse se réclamer conjointement d'Evola et du christianisme est donc insoutenable si l'on désire rester cohérent, à moins que l'on veuille signifier par ce rapprochement que l'on se réfère non à la vision du monde évolienne stricto sensu, mais à l'exemple de fidélité et de dignité offert par le Baron.  Je serai moins catégorique en ce qui concerne l'Islam, ne serait-ce que parce que ce dernier joue, dans le discours évolien, le rôle d’antithèse du christianisme.  L'Islam renvoie en effet pour Evola à la "Lumière du Nord", dans la mesure où la tradition islamique lui apparaît comme : "en quelque sorte l'héritière de la tradition perse, l'une des plus hautes civilisations indo-européennes".  Le concept de "Guerre sainte" fournirait la preuve de cette filiation.  Reste une pierre d'achoppement puisque l'Islam est une religion monothéiste, ce qui pose le problème de ses rapports, en tant que forme historiquement repérable et exclusiviste, avec la Tradition toujours située, par définition, par-delà les formes.  On peut bien sûr tourner cette difficulté en considérant que l'Islam, en tant que "sceau des prophéties", demande à être pensé comme dernière "traduction" de la Tradition adaptée aux nécessités de l'époque actuelle, et donc comme seule Voie encore effectivement ouverte (c'est l'attitude de Claudio Mutti, telle qu'il l'expose dans son témoignage, "Pourquoi j'ai choisi l'Islam", in Eléments numéro 53) ou encore en considérant avant tout dans la religion du Prophète sa dimension ésotérique avec le Soufisme, pour lequel Evola se montre élogieux (et en n'insistant pas trop sur le fait que les Soufis eux-mêmes n'ont jamais prétendus être au-delà, et moins encore au-dessus, de l'Islam).  Mais un "évolien" bouddhiste ou tantriste me paraît infiniment moins problématique.

Sans être un théoricien du paganisme, Julius Evola, qui critiqua sévèrement certains nouveaux païens de son temps, éprouvait une grande estime pour Rome. La figure solaire de Mithra l’a manifestement fasciné. Qu’en est-il?

Le "paganisme" évolien demande à être on ne peut plus relativisé, et Impérialisme païen est à cet égard trompeur par son titre.  Evola écrit à ce propos dans Le Chemin du Cinabre : "L'absence de ces points de références plus larges [i. e. Traditionnels], ainsi que l'accentuation de la polémique antichrétienne, représentent une des limites essentielles de ce petit livre de combat, limite déjà visible dans son titre, parce qu'en réalité il n'y avait pas lieu de parler d’ “ impérialisme ” (... ) et parce que "païen" est un terme péjoratif de rejet qu’utilisèrent, précisément les chrétiens.  Pour une référence historique, on aurait dû parler, plutôt, d'une "traditionnalité romaine".  Quant à la critique des néo-païens, en particulier ceux issus de certains milieux nationaux-socialistes influencés par Alfred Rosenberg, elle est des plus sévères, Evola allant jusqu'à déclarer (je cite de mémoire) que leur spectacle suffirait à rendre catholique l'homme le plus sûrement hostile au christianisme. Il n'en demeure pas moins que Mithra, précisément en tant (comme vous le soulignez fort justement) que "figure solaire" recueille son approbation sans réserves.  Ceci parce que l'initiation mithriaque correspond à l'auto-saisie de la virilité spirituelle en tant que celle-ci prend vraiment conscience d’elle-même.  Elle introduit, nous dit Evola, à un : "monde d'affirmation, de lumière et de grandeur, d'une spiritualité qui est royauté et d'une royauté qui est spiritualité, monde où tout ce qui est fuite du réel, ascèse, mortification dans l'humilité et dévotion, morne renonciation et contemplation abstraite n'a aucune place".  Monde magique dont la royauté est promise à qui se montrera capable de chevaucher le taureau (comme en d'autres traditions on chevauche le dragon ... ou le tigre), lequel, commente à juste titre Evola : "représente la force élémentaire de la vie".  L’intérêt évolien pour la figure de Mithra s'explique donc par la dimension aristocratique que revêt celle-ci, dimension qui lui fait jouer le rôle antithétique de celle du Christ, fondateur d'une religion évidemment tenue pour plébéienne comme le prouvent les premières lignes de l'article intitulé : "Par-delà Nietzsche" (in Totalité numéro 27).  Mais tout ceci ne me paraît pas suffisant pour ranger Evola au rang des penseurs “ païens ”, à moins de définir le paganisme sur la base inversée des traits que l'on attribue au christianisme selon une logique essentiellement nietzschéenne.

Les frères Jünger ont longuement évoqué dans leurs livres le conflit opposant Dieux et Titans, ces derniers incarnant une modernité dévastatrice. Peut-on considérer Evola, qui collabora à Antaios (1959-1971), comme un servant des Dieux en lutte contre l’invasion des Titans?

Nonobstant le fait qu'Evola n’eût certainement que peu goûté l'idée être au service de qui ou de quoi que ce fût, votre formulation est loin être erronée.  L'anti-modernisme de celui qui se voulait un révolté contre le monde moderne peut être défini comme un anti-titanisme, dès lors que l'on assimile la modernité au règne des Titans, c'est-à-dire au déchaînement des forces chthoniennes.  Dans cette optique, l’avènement du "cinquième état" annoncé par l'auteur de Métaphysique du sexe correspond à ce règne.  Néanmoins, je serais davantage tenté de définir le métaphysicien italien comme une sentinelle en poste près des "fissures de la Grande Muraille" qu'évoque René Guénon au chapitre XXV du Règne de la quantité. J'ajouterais à ce propos (à titre tout à fait personnel, précisons-le) que prétendre colmater ces "fissures" relève désormais de l'utopie.  Pour ceux qui, non contents de s'essayer à "chevaucher le tigre", voudraient agir sur le plan extérieur, la seule possibilité qui demeure offerte est au contraire de les agrandir, afin de hâter la disparition du monde moderne.  C'est là une attitude que rien n'oblige à choisir, par ailleurs empreinte d'audace et grosse de périls, mais c'est aussi la seule qui réponde aux caractéristiques de cette fin de cycle.  Dût celui qui tente l'aventure en payer lui-même le prix.  Mais peut-être est-ce en ce sens qu'il convient d'interpréter l'apophtegme évangélique : "Malheur à celui par qui le scandale arrive, mais il faut bien que le scandale arrive".

Marseille, février 1999.

 

Né à Marseille en 1961, Jean-Claude Lippi est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-en-Provence et docteur en Droit. Depuis quelques années, il s’impose comme l’un des meilleurs connaisseurs de la pensée traditionnelle. Son livre, Julius Evola, métaphysicien et penseur politique. Essai d’analyse structurale (Age d’Homme 1998) constitue le texte de sa thèse. Livre austère, d’une érudition impressionnante (très nombreuses notes et imposante bibliographie), cet essai touffu analyse la formulation évolienne de la doctrine traditionnelle ainsi que la critique du monde moderne proposée par Evola, philosophe maudit, encore méconnu du public francophone malgré l’excellente thèse de C. Boutin, Politique et Tradition. Julius Evola dans le siècle, (Kimé 1992) et le Dossier H Julius Evola (L’Age d’Homme,1997). L’auteur a aussi publié une courte synthèse : Evola, penseur de la Tradition pérenne et révolté contre le monde moderne (Pardès). Dans sa thèse, J.-P. Lippi cite Daniélou pour conclure, opposant l’initié shivaïte, au baron italien, chantre du principe “ héroïco-guerrier ” et de l’Action. Ici aussi, comme pour Guénon, autre Brahmane, l’opposition semble exemplaire et vient valider la vision traditionnelle.

Écrit par Archaïon dans Figures | Lien permanent |  Facebook | |  Imprimer |