Barbare et désabusé : Thierry Marignac
01 mars 2016
Dans ces marges de l’URSS que Thierry Marignac connaît comme sa poche (il m’a un jour confié qu’il passait des soirées entières à visionner des films de l’ère soviétique - pour bien assimiler les divers argots), on définissait naguère la réalité objective comme « une hallucination due à un sérieux manque d’alcool dans le sang ». Tel est le fil rouge de cet attachant récit que l’écrivain, un temps bruxellois (après le Bronx et la zone ukrainienne, le quartier eurocratique, ses bars arméniens ou irlandais), nous livre sur un ton à la fois pudique et désabusé.
La traversée de l’Atlantique sur un gigantesque cargo battant pavillon britannique sert de point de départ à un retour sur soi sans emphase ni compassion, sans une once de self pity : avec un humour froid, l’auteur nous conte comment, de Marseille à New Jersey, il résiste au manque, puisque, Lloyd’s oblige, l’alcool est streng verboten en mer, histoire d’éviter les rixes entre marins philippins et ingénieurs roumains. Ces jours et ces nuits passés, mais non perdus, à bord de ce mastodonte incarnant le plus hideux titanisme lui permettent de se retourner sur son itinéraire d’enfant perdu. La bâtardise et ses balafres, les dérives opiacées de sa jeunesse sans abri, les amis perdus lui inspirent des réflexions d’une étonnante justesse. S’il a roulé sa bosse, l’homme ne s’est en rien aigri, malgré, de temps à autre, un bel éclat de rage face à l’imposture aux mille faces, qu’il a observée sous toutes les latitudes.
Barbare désabusé, Thierry Marignac évoque d’authentiques maudits, poètes ou non, côtoyés de Belleville à Moscou (Limonov !), en passant par les salles de boxe de Manhattan. Peu de femmes dans ces rêveries abstèmes - mais l’homme, je l’ai dit, est pudique, dieux merci. De rudes sentences, entre autres sur la servilité culturelle des Européens, leur absence de fierté. Ou sur le milieu du polar, qu’il brocarde avec une cruelle lucidité (« ils feignent d’ignorer que les transgressions d’hier sont les conventions d’aujourd’hui »). Récit initiatique, confession emplie d’énergie comme de sagesse, Cargo sobre - quel bon titre, tudieu ! - nous emporte dès les premières lignes par la grâce d’un style d’acier. Une œuvre dionysiaque sous le signe de l’amor fati.
Christopher Gérard
Thierry Marignac, Cargo sobre, 88 pages, 8,5 sesterces.
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