Pour saluer Alain Bertrand
18 février 2014
" Bien que myope, Alain Bertrand voit clair : sa petite musique est de celle qui s’impose avec une force discrète, celle d’un Marcel Aymé qui serait porté sur les bières d’abbayes."
C'est ainsi que je tentais de définir le cher Alain Bertrand, qui vient de mourir, trop tôt. Pour le saluer, voici l'entretien qu'il m'avait accordé en 2010. Tout l'homme, et quel homme : chaleureux, sensible, se révèle.
Que la terre te soit légère!
Entretien avec Alain Bertrand
Qui êtes-vous ?
Si je le savais, je n’écrirais pas. C’est précisément pour trouver une consistance que l’on écrit, au lieu de jouer aux castagnettes ou à la roulette russe. Les mots ont ce pouvoir de révélation ; ils nous créent et nous délivrent tout en nous dissimulant derrière la perfection de leur forme. Je crois qu’on n’existe vraiment qu’en relation. Avec soi-même, avec les autres, avec les mots, avec la nature. Pas d’existence possible sans ces ponts de corde que la littérature, dans son essence, tente de dresser au-dessus des gouffres.
Comment vous définir ?
Se définir, c’est planter les clous de son cercueil. Je préfère les perspectives forestières et les chemins de grandes randonnées. Donc, la question reste ouverte.
Les grandes lectures ?
Si vous étiez mon professeur, je vous livrerais la longue liste de ce qu’il faut avoir lu. J’insisterais sur Céline, Apollinaire ou Simenon. Vous m’accorderiez une note moyenne, sans plus. L’examen terminé, on évoquerait Blondin, Calet ou Vialatte, texte dans une main, crayon dans l’autre. Et le style nous occuperait toute la soirée, et même la nuit; on s’approcherait doucement des choses, le miracle viendrait ; le style, c’est l’aube du premier matin. Après quoi, on se ferait servir un café dans une grosse tasse de faïence, comme on en trouve dans les brasseries, à Genève. C’est alors que je vous livrerais le nom de celui qui a joué le plus grand rôle dans ma vie de lecteur : Georges Haldas.
Les grandes rencontres? Des écrivains? Des peintres ?
Si j’avais à construire ma biographie, j’évoquerais les rencontres. Avec des écrivains, des peintres, des anonymes. Le premier fut Gaston Compère ; il a été mon père intellectuel, m’apprenant la liberté du regard et l’exigence du style – son absolu. Il m’a rendu plus sensible à la musique et à ce qu’il appelait l’aristocratie de la sensibilité. Avec Jean-Claude Pirotte, j’ai pratiqué l’assouplissement de la phrase et la plongée dans la nuit de l’être. Adamek est un narrateur exceptionnel, doublé d’un styliste juteux et fraternel. Franz Bartelt est un frère en écriture ; grâce à lui, je me suis autorisé des angles inédits, des audaces de jeune homme, des pudeurs de jeune fille … Tous ces amis m’ont rapproché de moi-même en littérature, mais l’enjeu reste le même : marier la poésie, l’ironie, l’humanité et l’impertinence.
Gantois d'origine, Ardennais d'adoption, vous chantez la lumière des Polders. Synthèse singulière, n'est-il pas ?
Le simple fait que je sois né à Gand intrigue souvent les journalistes plus que le contenu de mes livres. C’est la preuve, je crois, que tout se termine quand tout n’a pas encore commencé. Il faut se refuser à toute illusion sauf à celle d’exister. J’ai vécu à Bruxelles une vingtaine d’années avant de venir travailler à Bastogne : c’est une réalité biographique. Mais il y a les paysages psychiques. Or, ceux-là, dans mes livres, ce sont des recréations de la Semois d’une part et des polders, de l’autre. Pourquoi ? Parce que ma sensibilité s’y retrouve, tout simplement, ainsi qu’une certaine douleur d’être au monde. J’aime la lumière par-dessus tout ; c’est le baume absolu, un équivalent de la tendresse. Dans Polders (Bernard Gilson éditeur), je tente de la glisser entre les mots, dans la respiration de la phrase : c’est une préoccupation première. Que tout respire, que la vie surgisse, afin que chacun, par la rencontre, puisse naître, malgré les détresses.
Vous sentez-vous, comme écrivain, citoyen de Ce Pays "où le rêve est la seule chance d'échapper à un trop maigre destin" ?
Mon travail littéraire est le résultat d’une fécondation : une sensibilité liée à la Flandre, l’usage de la langue française. Ce mélange fait-il un Belge ? Peut-être, mais alors un Belge qui rêve plus qu’il ne vit et songe à cette enfance où tout semblait s’ouvrir à l’espérance.
Pourquoi les Polders, et non la Campine ou la Gaume ? Leur lumière, leur ciel, un certain vide ?
Oui, il y a là-bas les noces de l’eau, de la terre et du ciel, et le vide que seule la phrase remplit comme le sel le sablier, avant le prochain livre, et le suivant, jusqu’à la fin des choses.
J'aime que les machines vous horripilent, comme vous l'illustrez avec esprit dans On progresse (Le Dilettante). Toutes ? Non, le vélocipède semble exercer sur vous une trouble fascination ...
C’est moins la machine qui m’horripile que ses utilisations. Et ses utilisateurs. Pardonnons ses utilisatrices lorsqu’elles se déhanchent à vélo. Le monde technique me fascine depuis que j’y enseigne, soit depuis une trentaine d’années. Si j’avais à écrire sur l’école, ce serait pour remercier mes élèves. Je crois d’ailleurs que le travail de l’écrivain commence et finit par la main. Le cerveau rationnel, celui qui juge, compte et contrôle, est l’ennemi d’une écriture inspirée. Quand j’écris, je rejoins l’ignorance profonde de tout et de tous. Dans On progresse, je m’élève avec humour contre une des aliénations de notre temps : la dictature des objets, manifestation de la bêtise consumériste et technologique. Une question me vient : pourquoi nos contemporains semblent-ils à ce point jouir de leur défaite ? Pourquoi collaborent-ils avec autant d’ardeur à un projet qui n’est pas celui de l’Homme ?
Vous publiez en ce mois d’octobre Je ne suis pas un cadeau … Une sorte d’autobiographie ?
Hélas, non, sauf à admettre que les livres tiennent lieu de biographie. Je ne suis pas un cadeau rassemble des chroniques consacrées aux cadeaux de bienveillance, aux cadeaux de courtoisie et aux cadeaux empoisonnés.
Lesquels préférez-vous ?
Dans la vie, les premiers ; en littérature, le cadeau empoisonné est une bénédiction. D’ailleurs, chaque texte a son dédicataire. Si l’épouse reçoit des fleurs, la veuve se voit octroyer une urne funéraire. La tête d’affiche va au politicien gauchement à droite, le rendez-vous chez le dentiste à son professeur de mathématiques. Le psy de service obtient, lui, un pèse-personne …
Pour quelle raison ?
La surcharge pondérale ne constitue pas le moindre des tracas, surtout dans les pays où l’on mange trop par manque d’amour. Je propose donc une méthode infaillible pour perdre les kilos superflus …
Thérapie par le rire ?
Je souhaite, en effet, que ce livre invite à l’humour, tout en permettant de méditer sur nos vies et nos travers, en offrant un certain plaisir esthétique.
Vous publiez ce livre chez un éditeur bordelais, Finitude. Pourquoi ?
Finitude me semblait le seul éditeur capable de fabriquer un aussi bel objet. De plus, j’ai beaucoup d’affinités avec les auteurs qui figurent à leur catalogue : Jean Forton, Raymond Guérin, Gilles Ortlieb, Marc Bernard, …
Vos projets (à part boire un Orval) ?
J’aimerais enfin réussir la pelure d’un seul tenant lorsque je pratique la pomme de terre. C’est un objectif concret et d’une portée sans doute supérieure à bien des sagesses orientales. Pour le reste, enseignement, nature, musique et amitiés …
Propos recueillis par Christopher Gérard, août 2010
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