Avec Luc Dellisse (20 janvier 2025)
Dans nombre de ses essais, dont Libre comme Robinson. Petit traité de vie privée, Luc Dellisse livre d’ impertinentes réflexions sur la « ruche planétaire » et sur les manières de gagner ces maquis qui résistent à la grande mise au pas. Moraliste sceptique, Dellisse fait ainsi preuve d’une belle vigilance face au Léviathan moderne. Comme il le dit fort bien sur son blog, L’Inconnu, « Il n’est presque plus possible de faire un geste, un mouvement, de vivre un seul moment personnel, sans tracer un sillage phosphorescent. Notre liberté s’est restreinte en profondeur et il n’en reste que la surface et le mot. »
Le voici qui revient au roman avec Ce que je sais sur Linda, où son narrateur mène une double vie : écrivain reconnu (et même académicien) trois semaines par mois dans la capitale de l’Europe, consultant (sic) sous un nom d’emprunt quelque part en Champagne le reste du temps. Ces deux existences sont théoriquement étanches, de manière à lui permettre, tout simplement (car l’homme n’est en rien malhonnête) de respirer un autre air. Dans sa seconde vie, il évite de laisser la moindre trace (cartes de crédit, etc.) et, pour parachever une couverture digne d’un agent « illégal » en territoire hostile, habite en colocation avec un Guillaume qui ignore tout de son existence bruxelloise. C’est grâce à ce Guillaume qu’il rencontre la mystérieuse Linda, une femme hors du commun, ô combien complexe, qui le battra à plate couture en ce qui concerne ce que les services de renseignement appellent « légende ». Le narrateur et Linda sont liés par une amitié sans rien d’équivoque ni de convenu : « L’amitié naît parfois du désir contenu. L’amitié nous allait bien. Dans un monde où tout est commerce, même le rire, même le sommeil, même le jardinage, même la promenade, même la création, même l’amour (…), l’amitié est peut-être la seule forme de relation humaine dont la gratuité est le moteur. »
Inutile de dévoiler le dénouement de ce roman allègre qui a quelque chose de cavalier au sens le plus nerveux, quasi pétulant, du terme, à la prose sèche, d’une belle efficacité. Si les étranges accidents qui arrivent à Linda introduisent une tension bienvenue, Dellisse évite avec maestria l’écueil (attendu) du polar.
Joli coup de maître !
Christopher Gérard
Luc Dellisse, Ce que je sais sur Linda, Lamiroy, 236 pages, 20€
Entretien
Pouvez-vous retracer les grandes étapes de votre itinéraire ?
Un itinéraire assez bousculé. Voyager, lire, étudier, être amoureux, gagner sa vie de plusieurs manières successives comme la direction d’un magazine d’art, les jeux de la bourse et du hasard, la consultance en entreprise ou l’enseignement du scénario. Sans parler des sports solitaires et de la philosophie. Tout cela aurait pu suffire à m’occuper et à monopoliser mes forces. Pourtant, il me semble que j’ai toujours agi, aimé, souffert parfois et pris ma part d’activités sociales dans les intervalles de ma vie véritable. Je dérobais du temps à mes devoirs et même à mes plaisirs, pour me retrouver libre d’écrire et d’inventer des mondes personnels. J’ai toujours été persuadé que les journées étaient bien assez longues et foisonnantes et qu’on pouvait en dilapider sans crainte la plus grande partie : il restait toujours assez d’or excédentaire. Mes livres sont faits de cette poussière impalpable.
Les grandes lectures ?
Elles sont fonction des époques et des circonstances, elles se superposent en couches géologiques, parfois je les oublie, ou je les renie, mais certaines ont la vie dure et ressurgissent : ce sont mes classiques, qui ne sont pas forcément issus des âges classiques, mais se reconnaissent, simplement, à leur richesse et à leur perfection. Que Montaigne, Pascal, Saint-Simon, Stendhal, Rimbaud, Proust, Valéry, Nabokov aient existé, et aussi Morand, Verlaine, Colette, Rilke, Fargue, quelques autres et qu’il suffise de tendre la main pour les tenir, les ouvrir, les saisir ! C’est un miracle permanent. Leur œuvre et leur personne donnent du prix à la vie.
Les rencontres importantes ?
Des femmes bien sûr ; pas à cause de l’amour que je leur portais, mais à cause de leur grandeur, de leur noblesse, de leur dépassement de soi. Des amis d’hier et d’aujourd’hui : de ceux qu’on se réjouit de revoir, chaque fois que la roue du temps nous remet en présence. Un professeur de latin nommé Servais, savant et passionné, qui s’est suicidé comme un Romain de la Haute époque. Le philosophe Henri Van Lier, l’intelligence la plus féconde et la plus joyeuse que j’ai connue : on s’aimait bien. Je lui ai consacré dernièrement un tout petit livre, où je dis ce que furent nos rencontres éblouies. D’autres personnes, plus célèbres, ont croisé ma trajectoire. Mais elles ne m’ont marqué en rien. Leur célébrité même les capitonnait.
Ce que je sais sur Linda marque votre retour au roman après quelques volumes de nouvelles ou de poésie. Quel a été le déclic ?
Un livre de nouvelles, c’est une nébuleuse, avec des vides et des pleins romanesques. Mais un vrai roman, c’est une trajectoire au long cours, une expédition qui vous mène loin du point de départ. Je sentais grandir en moi cette fusée, il fallait bien qu’elle parte, tôt ou tard, sans esprit de retour. Au départ, je pensais centrer mon récit sur un homme épris de liberté qui cache sa vie et change de nom une semaine par mois, pour se livrer aux joies de l’anonymat et de la jouvence. J’avais prévu des rôles secondaires importants, sur lesquels je prenais des notes. Arrivé à celle qui devait s’appeler Linda, en voyant s’allonger la liste des choses que je découvrais à son propos, j’ai compris que c’était elle le vrai centre de l’histoire, et toute l’écriture a bifurqué, pour se mettre à raconter un être, une époque, une relation, une beauté, un secret, un charme qui m’ont fasciné et m’ont tiré en avant.
« Je rêvais d’être invisible » affirme votre personnage principal (enfin, le second après la très-mystérieuse Linda). N’est-ce pas une constante chez vous que cette fascination pour la marge discrète, la fuite furtive et une sorte de camouflage ?
C’est vrai. Je trouve que la société est intrusive, l’État de plus en plus inquisiteur, la morale de plus en plus punitive. Il nous faut des zones d’ombre, des portes de secours, pour s’échapper, se concentrer, se taire, et se livrer ailleurs à ses jeux secrets. Les miens ne sont pas très mystérieux. Le travail, le plaisir et l’intimité amoureuse suffisent à me tenir en haleine, mais si possible, sans devoir rendre de comptes à personne. Je hais la transparence et j’aime partir sans prévenir, revenir en douce, ne laisser d’autre trace de moi que mes livres. Le reste est faux-semblant.
Propos recueillis par Christopher Gérard, novembre 2024.
Il est question de Luc Dellisse dans
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