Avec Mario Andrea Rigoni (18 mai 2021)
Professeur de littérature à l’Université de Padoue, spécialiste de Leopardi, critique littéraire au Corriere della Sera depuis quarante ans, Mario Andrea Rigoni a été l’éditeur en Italie de Cioran, dont il fut l’ami. J’ignorais tout de cet intellectuel italien et je dois à Michel Orcel, écrivain et traducteur émérite, de faire connaissance avec un auteur lucide et raffiné, excellemment traduit par le mystérieux Louis-Charles Reynaldi.
Mario Andrea Rigoni est un penseur asystématique qui cisèle avec soin (« N’offrir que le fruit, sans les feuilles ») des aphorismes définitifs que j’ai lus avec jubilation, comme par exemple : « La beauté est l’éclair de l’absolu dans la misère du temps ». Ou encore « Bien connaître sa langue est une conquête, un exploit, le mérite et la gloire de quelques-uns ».
S’y révèle une vision du monde d’une nette exigence, nourrie de Platon, de patristique gréco-latine et de bouddhisme japonais. Mario Andrea Rigoni est un seigneur.
En quelques mots sertis par lui avec goût, une vérité est rendue sans être appauvrie ni figée – du grand art : « Dans l’histoire du monde, on ne relève aucun véritable progrès, ni métaphysique, ni esthétique, ni même éthique. Rien qu’un admirable et vertigineux progrès technique, à la disposition du bien comme du mal. Mais, quand il concerne le bien, ce n’est jamais que comme un remède au mal. »
Fondi di cassetto est le titre du recueil, qui fait songer à Fond de cantine, les poèmes de Drieu la Rochelle, mais que le traducteur a changé en Impénétrable est le monde, ce qui vous a une autre densité. Rigoni distingue deux types de penseurs, les professeurs, qui peuplent colloques & bibliothèques, et les sages (Marc Aurèle, Leopardi, Nietzsche, Cioran), qui, eux, touchent aux vérités pérennes.
Et notre Rigoni de prophétiser : « Le viol de la langue est l’immanquable symptôme d’autres viols bien pires encore » ou « On nie aujourd’hui l’existence de ce que l’on appelait autrefois le caractère des peuples ; on repousse les hypostases métaphysiques ou les déterminismes biologiques, on redoute les implications raciales. » Mine de rien, Mario Andrea Rigoni vise juste.
Le mal, vu par les Anciens, qui, dans leur sagesse, ne lui attribuèrent en effet nul visage, comme par les Chrétiens, fait l’objet de réflexions désabusées : « Le Diable ne se révèle jamais au départ. Il se maquille, il est ambigu et insinuant. Il n’apparaît qu’à la fin de son oeuvre secrète, quand le mal est fait. »
Platon figure assurément parmi ses compagnons d’insomnie, un Platon vu comme réformateur de la vie intérieure davantage que comme utopiste politique. De même, Nonnos de Panopolis, poète de la basse Antiquité, lui inspire des lignes ferventes, où la figure de Dionysos s’apparente à celle du Galiléen.
Le Japon, « ce bloc de brumes et de ténèbres, impénétrable à l’œil occidental », lui inspire de jolies estampes sur la nature de cette civilisation polythéiste (i.e. qui ignore ces maux que sont la monolâtrie et l’athéisme) où « la beauté est toujours immanente, définie, ordonnée et cultivée », où « tout est jardin », « idéal d’harmonie calculée … et qui aurait plu, dit-il, au divin Platon. Botticelli est ainsi jugé digne d’être adoubé « japonais » ! Rigoni semble avoir bien perçu le caractère païen du Japon, entre animisme shintoïste et méditation zen : « Timidité, respect, élégance ».
Cioran, que Rigoni rencontra lors d’un colloque de Cerisy en compagnie de son ami Pierre Klossowski, est bien campé par cet autre insomniaque qu’est son éditeur italien : « Il ne se drape dans aucun jargon, où se dissimule le plus souvent l’escroquerie et le manque d’élégance. Il use d’un lexique commun et accessible à tous, intensément expressif et auréolé de poésie, jamais technique ni hermétique ».
Lui aussi voit bien à quel point Cioran avait vaincu en lui ce virus du fanatisme, dont les innombrables variants circulèrent tant au siècle vingtième.
De Cioran il cite cette déclaration qui m’enchante : « Je crois au destin comme un paysan ». Sagesse suprême sous le masque de la feinte ignorance.
Christopher Gérard
Mario Andrea Rigoni, Impénétrable est le monde, Editions Arcadès Ambo, 90 pages, 15€
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