Avec David Engels
26 septembre 2024
A l'occasion de la parution de deux livres aux éditions de la Nouvelle Librairie, voici un entretien datant de 2020 avec le professeur Engels.
Entretien avec David Engels
Propos recueillis par Christopher Gérard
Qui êtes-vous ? Pouvez-vous rapidement retracer les principales étapes de votre itinéraire qui vous a mené d'Aix-la-Chapelle à Poznan, en passant par l'Université de Bruxelles ?
Né à Verviers en 1979, j’ai grandi dans la Communauté Germanophone de Belgique ; un environnement transfrontalier et bilingue fort complexe. Déjà l’identité « nationale » belge est tout sauf évidente ; mais alors, faire partie d’une infime minorité trop peu importante pour avoir une identité régionale véritable et pourtant fort distanciée par rapport au grand frère allemand constitue un antidote parfait contre toute exaltation d’un quelconque nationalisme – et en même temps un chemin menant tout droit vers l’amour inconditionnel pour l’héritage européen commun aux grandes familles cultuelles romanes, germaniques et slaves. Après mes humanités (option latine), j’ai fait mes études universitaires en histoire, philosophie et sciences économiques à Aix-la-Chapelle et, pendant quelque temps, au conservatoire de Liège (en piano) ainsi qu’aux universités de Liège, de Nottingham et de Cologne. Les études m’ont mené tout droit à la thèse doctorale en histoire de l’Antiquité (déposée en 2005 et portant sur la religion romaine républicaine) et à un poste d’assistant que j’ai quitté en 2008 pour accepter le poste de titulaire de la chaire d’histoire romaine à l’Université libre de Bruxelles, et ce avant d’avoir pu terminer mon habilitation sur l’empire des Séleucides (publiée ensuite comme monographie). Pendant les 10 années qui suivirent, j’ai appris à connaître les hauts et les bas typiques non seulement de la vie universitaire, mais aussi éditoriale (j’ai fait office de directeur et rédacteur en chef de la maison d’édition « Latomus », spécialisée dans l’histoire romaine). En même temps, outre ces obligations et ma vie familiale, je me suis de plus en plus concentré sur l’histoire comparée des civilisations et sur des questions d’actualité, comme en témoigne mon livre « Le déclin » (2013) sur les parallèles entre la République romaine tardive et l’Europe actuelle et mon engagement comme président fondateur de la Société Oswald Spengler en 2017. C’est pourquoi, quand l’Instytut Zachodni (« Institut de l’Ouest ») à Poznań en Pologne m’a proposé un poste de recherche dans ces deux domaines en 2018, j’ai accepté cette offre avec grande curiosité et me suis lancé, avec ma famille, dans l’aventure d’une émigration depuis la Belgique vers la Pologne où je vis depuis lors.
Qui ont été pour vous les grands éveilleurs ?
Mon adolescence a été placé sous le signe de cinq grands auteurs (dans l’ordre dans lequel je les ai lus) : Dostoïevski, Nietzsche, Thomas Mann, Tolkien et Spengler. Jusqu’à aujourd’hui, ils représentent la base implicite de mon ressenti intellectuel, car bien que, depuis lors, je me sois ouvert à de nombreux autres classiques (notamment les philosophes et historiens gréco-romains et chinois), ce sont ces auteurs-là qui constituent les pierres fondamentales qui ont affecté ma perception psychique du monde.
Oswald Spengler semble vous avoir marqué. En quoi ce penseur est-il notre contemporain ?
Tout d’abord, Spengler m’a confirmé dans un certain pessimisme culturel que je nourrissais déjà depuis l’adolescence, puis, sa méthode comparative des grandes civilisations m’a non seulement, d’un certain point de vue, réconcilié avec la nature inévitable de ce déclin, mais m’a aussi fourni un moyen d’accès inestimable vers le ressenti intérieur des autres cultures humaines. Depuis toujours, mon intérêt principal a été consacré à l’Histoire dans son intégralité et pas seulement à une seule période : or, l’approche spenglérienne, selon laquelle toutes les civilisations traversent des phases rigoureusement parallèles et correspondant aux étapes d’un être vivant, permet de construire des ponts entre le ressenti culturel de toutes les grandes sociétés humaines et de découvrir le soi chez l’autre – et l’autre chez soi.
Après avoir dirigé la publication d'un recueil d'études sur La Destruction dans l'Histoire, vous avez publié Le Déclin : s'agit-il d'une comparaison historique entre deux crises politiques, entre deux formes de destruction ? Qu'en tirez-vous comme réflexions sur l'Europe d'aujourd'hui ?
Tout d’abord, j’ai toujours eu des sentiments mitigés concernant le titre « Le Déclin », imposé à l’époque par mon éditeur français : le titre original (repris pour la publication des traductions de l’ouvrage) était « Demain, l’empire ? » et correspondait nettement mieux à l’intention principale, c’est-à-dire de fournir non pas une énième lamentation sur la crise culturelle de l’occident, mais plutôt de formuler l’hypothèse selon laquelle les similitudes entre les temps présents et les dernières décennies de la République romaine (au 1er s. av. J.-Chr.) seraient si flagrantes, que nous pourrions conjecturer une suite d´événements relativement parallèle : d’abord une phase de désordre civil durant à peu près 20 ans, puis l’instauration d’un « compromis impérial » à l’image du principat augustéen. Dès lors, une fois cette théorie acceptée, la véritable question n’est plus comment éviter cette transition, mais plutôt, comment la rendre aussi souple que possible et, surtout, comment garantir qu’un maximum de nos libertés individuelles et de nos traditions historiques puisse être conservées.
Dans Renovatio Europae (Ed. du Cerf), vous proposez des pistes politiques pour une renaissance. L'Europe peut-elle et doit-elle renouer avec son passé impérial - mais quel sens attribuer à ce terme ?
En effet. Le but de « Renovatio Europae », co-écrit avec une série d’autres intellectuels venant de partout en Europe, était d’esquisser certaines pistes pouvant permettre d’éviter dès maintenant une conflagration politique à l’image des guerres civiles romaines et de procéder à une restructuration de l’Union européenne ; une restructuration créant un nouvel équilibre entre États Nations et administration bruxelloise, entre tradition et modernité, entre liberté individuelle et efficacité politique, et se plaçant dans l’héritage des principes du « Saint Empire » qui, pendant si longtemps, a assuré à une grande partie du continent paix, prospérité et éclosion culturelle ainsi que spirituelle tout en exerçant une hégémonie pacifique sur sa périphérie. L’idée centrale était d’allier patriotisme européen et pensée conservatrice afin de dépasser le clivage habituel entre européistes politiquement corrects et nationalistes rétrogrades et lancer ainsi une nouvelle pensée politique que j’ai appelée « hespérialisme ». Il est assez représentatif pour les clivages de notre monde moderne que cette pensée soit très populaire dans les pays Visegrad, où l’enthousiasme pour le projet européen se décline selon une vision très traditionnelle de l’identité culturelle occidentale, alors qu’en France ou en Allemagne, on se dirige tout droit vers une polarisation dangereuse de la civilisation entre modernistes et traditionalistes, le tout sur fond de « clash » des civilisations…
Dans Que faire ?, vos pistes se révèlent individuelles…
Tout à fait. Le problème fondamental du conservatisme contemporain est celui de trouver un équilibre entre un idéal transcendant et un monde moderniste de plus en plus dystopique, sans pour autant se retirer dans un genre d’exil intérieur cynique ou nostalgique et laisser libre champ à la dévastation présente. Dès lors, alors que « Renovatio Europae » est le volet « politique » d’un plan de relance identitaire de notre civilisation, « Que faire » en constitue le volet individuel. Car il ne suffit plus de cocher de fois en fois la « bonne » case lors des élections pour faire avancer notre idéal ; la survie identitaire elle-même de notre civilisation est menacée, et le conservateur doit en tirer deux leçons. D’un côté, il devra intérioriser l’idée selon laquelle les « derniers occidentaux », comme je les appelle, sont devenus une minorité au sein d’une mélasse multiculturelle de plus en plus conflictuelle ; d’un autre côté, il devra, plus que jamais, réaliser ses idéaux dans sa vie quotidienne pour exemplifier personnellement cette identité qu’il veut conserver et créer des sociétés parallèles à l’exemple des nombreuses autres qui dominent de plus en plus notre quotidien.
Imperium, une définition pour demain, à l'heure de la renaissances des empires, par exemple chinois, persan et ottoman ?
Exactement. L’heure est aux « États civilisation » où identité culturelle, ordre politique et défense des intérêts stratégiques font partie d’une seule et même impulsion. La Russie, la Chine, l’Inde et, d’un certain point de vue, les États-Unis ont compris cela depuis longtemps ; d’autres espaces culturels, comme le monde sunnite, le monde iranien et le monde turque sont en train de se former au moment où je parle. Les seuls qui évitent à tout prix de tirer les conséquences de ces évolutions essentielles sont les Européens qui se complaisent dans un angélisme politique et culturel sidérant et risquent de devenir bientôt l’échiquier sur lequel les autres grandes puissances vont jouer à un nouveau « Great Game » - à nos dépens. Si l’Europe veut avoir un véritable avenir, elle doit s’unir autour d’un patriotisme culturel pour son héritage matériel et spirituel, se donner les moyens de réaliser ses ambitions stratégiques communes (tout en laissant aux États-Nations toutes les compétences qui ne sont pas strictement nécessaires aux intérêts vitaux de la totalité de notre espace civilisationnel) et oser à nouveau projeter sa force vers l’extérieur. Mais nous en sommes bien loin, malheureusement...
Octobre MMXX
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