Entretien sur Les Nobles Voyageurs I
20 janvier 2024
Sur Les Nobles voyageurs
Propos recueillis par Frédéric Saenen
pour La Revue générale, janvier 2024.
Vous placez votre panthéon sous l’égide de Dominique de Roux, qui semble être le phare vers lequel convergent, peu ou prou, tous les noms rassemblés dans votre ouvrage. En outre, de nombreux auteurs que vous citez n’ont pas (encore) accédé à la visibilité du succès qu’ils mérit(ai)ent. Est-ce à dire que selon vous, pour être un bon écrivain, il faut se maintenir dans une zone obscure, secrète, être « rare » pour reprendre un adjectif que vous affectionnez ?
Je ne sais pas s’il faut être « rare », en revanche je fais mienne l’injonction de mon cher Stendhal dans son Journal : être soi-même. Léautaud, un autre confrère que je place très haut, ne pensait pas autrement. Aujourd’hui, alors qu’imposteurs et charlatans sont encensés de manière absurde, que le tintamarre des médias recouvre tout de sa gluante mélasse, je sais que « celui qui se respecte ne peut vivre que dans les interstices de la société », pour citer le penseur colombien Gómez Dávila. C’est ce que j’appelle la secessio nobilitatis : retrait ironique pour sauvegarder l’empire de soi-même, regard critique sur une modernité destructrice, refus passionné du fanatisme, de la veulerie et de l’ensauvagement.
Michel Déon disait à propos du critique belge Pol Vandromme : « Il parle uniquement de ce qu’il aime et réfléchit bien avant de se laisser aller à une colère ». Est-ce cela qui vous a insufflé l’idée de ne retenir ce qui vous plaisait, parmi vos lectures ? La polémique littéraire vous apparaît-elle comme un exercice stérile ?
Pol Vandromme est l’un des deux dédicataires du livre ; il a été à mon égard d’une magnifique générosité, dès mon premier livre. Il est pour moi un modèle de probité et d’enthousiasme. Sauf en cas d’imposture manifeste, je préfère le silence à la polémique où l’on s’épuise en vain. Comme je le précise d’emblée, je préfère célébrer les noces que le divorce. Et, en fait, je choisis mes lectures, qui ne relèvent pas d’une occupation salariée mais de mon seul bon plaisir. Je lis ce qui me plaît et non ce dont il faudrait parler. Le temps m’étant compté, je tâche de lire des auteurs dont je sais - ou perçois par de mystérieuses antennes - la valeur et l’authenticité. Pas de place pour la fausse monnaie ! Je ne suis pas de ces critiques qui s’époumonent à vitupérer les nullités : tout simplement, je les ignore. Parler des médiocres et des faiseurs, n’est-ce pas les faire exister davantage ?
À l’inverse, on devine l’intention de créer une famille spirituelle… Les générations se côtoient, entre mort et vivants, Hussards de la première génération et Jeunes Turcs de la dernière pluie, dans un joyeux pêle-mêle. Voyez-vous cependant une constante se dessiner au fil du recueil ? N’y a-t-il que le souci du style pour les fédérer ? Comment qualifieriez-vous cette famille ?
Les Nobles Voyageurs. Les écrivains initiés, les porteurs de lumière, que sais-je encore ? Peut-être les Cavaliers seuls. Esthètes, ils ont en commun l’amour du vrai et du beau ; réfractaires, ils font preuve d’indocilité. Esprits tragiques, ils partent sans illusions à la chasse au bonheur. Je cite dans mon livre une phrase bien connue de Nimier qui pourrait résumer cela : « Nous sommes quelques-uns dont les traits communs sont un certain sérieux, un besoin de vérité, un air sombre. Mais les choses sont établies de telle sorte que nous faisons figure d’esprits légers (…) Nous sommes les libertins du siècle. »
Si je cite Nimier, ce n’est pas pour me constituer à la hâte une panoplie d’arrière-néo-hussard, en laquelle je ne crois pas (comme du reste je ne crois pas aux panoplies littéraires, quelles qu’elles soient, car elles relèvent d’un jeu de rôle). Non, je partage sincèrement avec "l’officier perdu", comme je l’appelle dans mon livre, ce sentiment d’être exilé chez mes contemporains, d’aller à rebours du siècle. J’aime les cœurs rebelles, que je ne confonds pas avec les marginaux, si vite récupérés et métamorphosés en notaires de la parole. De toutes les fibres de mon être et depuis toujours, j’appartiens à l’Europe secrète, en apparence submergée - mais, pareille au Soleil, invaincue.
Quant au style, je tâche de m’inspirer d’une lignée claire ou sévère, la seule qui me soit lisible : Stendhal, Léautaud, Morand - pour faire bref. J’ai en horreur les bavards et les cacographes, le charlatanisme et le jargon - particulièrement celui des « sciences » humaines, qui pollue tant de livres contemporains et les fait vieillir à toute allure. Voilà pourquoi je lis peu la presse et je n’écoute jamais ni la radio ni la télévision, pour me préserver des toxines. À la prolétarisation vestimentaire et comportementale que nous observons autour de nous correspond une prolétarisation syntaxique, symptôme supplémentaire de décivilisation. La petite bourgeoisie planétaire a le style en horreur. Comme le disait naguère le regretté Vladimir Volkoff : nous vivons sous le règne de Procuste, ce brigand mythique qui, sur son fameux lit, raccourcissait ou étirait ses victimes pour les amener à la même
dimension.
Étant d’Athènes et disciple du divin Platon, pour qui le Vrai, le Bien et le Beau sont consubstantiels, je sais qu’utiliser le mot juste, c’est faire preuve à la fois de courage et de probité. Suivant d’Apollon, je me rappelle que le Dieu Archer est celui de la claire rigueur, de la mise en forme, du métron ariston : proportion, beauté, ordre et mesure. Comme nous l’enseignent Horace et Plutarque, le poète a pour mission de rayonner, d’ennoblir l’homme en lui révélant le sens de la cohérence et de la mesure. C’est en cela que l’écriture relève à mes yeux de la fonction sacerdotale : elle a pour rôle de créer de la beauté et d’initier à l’excellence. Philo-logue, c’est-à-dire amoureux de ma langue, je sais que défendre celle-ci, c’est lutter contre la tyrannie, qui génère toujours une corruption du langage sur laquelle s’appuyer.
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