Avec Alain de Benoist
05 novembre 2022
Non-conformiste de toujours, Alain de Benoist (1943), est l’auteur de dizaines de livres érudits sur l’identité européenne, la décroissance, l’écologie, le sacré et ses métamorphoses, les droits de l’homme, le populisme, le Jésus historique, etc. Il est aussi le propriétaire de la plus importante bibliothèque privée de France, près de deux cents mille volumes. Ce diable d’homme, qui est mutatis mutandis pour toute une génération l’équivalent de Maurras, a tout lu … jusqu’à l’œuvre complète d’Alain de Benoist !
Depuis la fin des années soixante, avec une régularité d’horloger du Grand Siècle, il travaille inlassablement à une refondation de la pensée conservatrice, ce qui lui a valu d’indignes procès d’intention et a fait de lui l’un des intellectuels français les plus ostracisés.
Son récent Contre le libéralisme. La société n’est pas un marché (Rocher), dont j’ai parlé ailleurs, livrait le fruit d’intenses réflexions sur le libéralisme comme idéologie, sur son anthropologie (fausse) et sur sa conception (réductrice) de la liberté, vues d’un point de vue conservateur : « Le libéralisme n’est pas l’idéologie de la liberté, mais l’idéologie qui met la liberté au service du seul individu. La seule liberté que proclame le libéralisme est la liberté individuelle, conçue comme affranchissement vis-à-vis de tout ce qui excède cet individu. Le principe d’égale liberté se fonde lui sur le primat de l’individu dans la mesure où celui-ci n’est plus considéré comme un être politique et social, mais comme un atome qui n’est par nature intrinsèquement lié à aucun autre. La liberté libérale se pose ainsi de manière abstraite, indépendamment de toute appartenance ou ancrage historique. »
Avec L’Exil intérieur, Alain de Benoist délaisse un instant sa passion pour l’histoire (engagée) des idées. Il livre ici ses carnets intimes depuis un demi-siècle, près de trois cents cinquante pages d’aphorismes, de citations, de réflexions souvent lapidaires, exercice où il excelle. Le ton en est direct, dépourvu de fioritures, intimiste sans jamais abandonner une tenue de bon aloi. Les confidences affleurent, sans une once de sensiblerie ni d’apitoiement : juste le bilan d’un homme qui atteint bientôt sa huitième décennie et qui se retourne sur soixante ans de lectures et de ruminations, fidèle à la devise familiale : « Du goût, de l’ordre, de la patience et du temps ». Le titre donne le ton : Alain de Benoist n’aime guère l’état présent de notre civilisation ; la modernité lui paraît laide et anxiogène. Etranger à ce monde, en état de relative sécession, mais nullement aigri, encore moins haineux, il fait sienne la phrase d’Edgar Quinet placée en exergue de son livre : « Le véritable exil n’est pas d’être arraché à son pays mais d’y vivre et de n’y plus rien trouver de ce qui le faisait aimer ». Comment ne pas partager ce sentiment ?
L’homme confesse une part de ruse et d’ambivalence, un côté Janus bifrons : « J’aime autant Céline que Montherlant ». D’où, sans doute, cette volonté tenace, de dépasser les antinomies devenues des blocages mentaux. Issu de la droite radicale des années soixante, il n’aura en effet cessé de tenter de clarifier la sensibilité « de droite »… tout en s’empressant de préciser : « A l’aube des années décisives, il est triste d’appartenir à un camp dont on sait par avance qu’à l’heure des décisions il fera le mauvais choix. » Cette atroce guerre d’Ukraine confirme son intuition…
Mais, pour le citer encore, l’essentiel est ailleurs : « Au-delà des causes que l’on défend, seule compte la qualité des êtres ».
Chacun trouvera son miel parmi ces pensées à dessein fragmentaires, non-systématiques, qui stimuleront sa réflexion sans toujours emporter son adhésion, peu importe, puisque l’intérêt est de suivre cet esprit qui se libère des dogmes et des réflexes de son milieu d’origine sans pour autant renier qui que ce soit. Comme il le dit très bien : « La table rase est l’équivalent progressiste de la terre plate ». Et Alain de Benoist, dont un aïeul fut créé baron par Marie-Thérèse d’Autriche en 1778, a gardé de l’ancienne noblesse ce mépris de la facilité et ce goût des devoirs qui distinguent du bourgeois.
Ce qui frappe à la lecture de ces carnets, c’est la solitude de son auteur, qui, s’il a eu et conserve encore des amis précieux, chemine relativement seul. Citons-le encore : « Une idée interdite est une idée qu’on ne peut exprimer qu’à la condition d’avoir du courage. Il en résulte que, lorsqu’une idée est interdite, ce sont les courageux qui en ont le monopole ». Périlleuse posture, que les cloportes, innombrables par nature, font payer au plus haut prix.
Le plus étonnant dans ce recueil, quelques poèmes d’antan, dont je ne résiste pas à citer deux strophes :
Mais où sont passés nos feux de camp
Sous quelle braise encore couve la flamme
En quelles poitrines se sont cachés nos chants ?
Voici le pays vendu à l’encan
Et le peuple lui-même a perdu son âme.
(…)
Où sont donc passés nos feux de camp
Les chants clairs des héros et le fracas des armes ?
Les dieux enfuis laissent la place aux titans.
Combien de temps encore faudra-t-il monter la garde
Sous l’oeil froid du Soleil qui, de loin, nous regarde ?
Dans une autre vie, celui que ses vieux amis appellent Fabrice aurait-il pu devenir poète, peintre ou cinéaste ? Who knows ?
Si j’avais une autre question à lui poser, ce serait la suivante : « tout votre itinéraire ne prend-il pas sa source dans un rejet esthétique du monde moderne ? » Le lecteur de Proust se souviendra à ce propos que « les idées sont les succédanés des chagrins ».
Lisons Alain de Benoist, aristocrate et rebelle.
Christopher Gérard
Alain de Benoist, L’Exil intérieur. Carnets intimes, La Nouvelle Librairie, 345 pages, 24€ Le même éditeur réédite Mémoire vive, passionnant livre d’entretien avec François Bousquet, naguère publié par le regretté Bernard de Fallois.
Il est question d'Alain de Benoist dans Les Nobles Voyageurs
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