Génie du Polythéisme
14 mai 2017
Quiconque étudie la prétendue conversion du monde antique, base de notre identité culturelle, ne peut que s’étonner de l’apathie des Païens face à l’intolérance d’un empire devenu chrétien : aveugles face à la menace, les Gentils ne se sentent pas concernés et demeurent indifférents. La multiplicité des approches du divin leur paraît à ce point normale qu’ils ne comprennent pas – ou trop tard, qu’ils ont contre eux une secte de fanatiques, dont le triomphe, tout politique, ne se traduit que par une conversion lente, le plus souvent forcée, et condamnée à l’inachèvement.
Un essai aussi stimulant qu’ambigu d’un philologue italien permet d’affiner le regard porté sur ce phénomène. Dans son Eloge du Polythéisme, le professeur M. Bettini, spécialiste des mythes d’Hélène et de Circé, s’interroge sur « ce que peuvent nous apprendre les religions antiques ». Bienvenue, la nouveauté réside dans la vision que l’auteur propose du conflit entre monothéisme et polythéisme, à mille lieues de la doxa historiciste et évolutionniste partagée par des générations de chercheurs d’obédience chrétienne… ou même laïque. La vision d’un Bettini est clairement postchrétienne ; elle doit beaucoup aux intuitions de son célèbre collègue français, J.-P. Vernant, qui disait naguère que « les religions antiques ne sont ni moins riches spirituellement, ni moins complexes et organisées intellectuellement que celles d’aujourd’hui ». L’homme a lu Jung et Pessoa, et même Pound, qui s’exclamait « j’affirme que les Dieux existent ! » - il est donc conscient de la place occupée par les Dieux dans l’imaginaire européen. A la bonne heure.
Observer le polythéisme antique de la même manière que le shintoïsme ou l’hindouisme contemporains constitue le premier effort à fournir pour se libérer de dogmes qui sont autant d’obstacles épistémologiques. Il s’agit bien de considérer le polythéisme comme « une expérience politique et sociale, individuelle et collective » pour en déceler « les potentialités refoulées, voire réprimées ». A la bonne heure.
Son essai entend repenser la tolérance par un recours au polythéisme en tant que mode d’interprétation et art de l’équivoque.
Dans cette démarche, Bettini repère bien que ce qui sépare le monothéisme, exclusif par définition, du polythéisme, inclusif par essence, c’est le refus du premier de penser les Dieux des autres. En vertu des divins commandements « Tu n’auras pas d’autres Dieux devant moi » et « Yahvé a pour nom j aloux : c’est un Dieu jaloux » (Exorde, 20 et 34 – texte supposé rédigé par l’Eternel en personne, et donc figé dans les siècles des siècles, condamné à une éternelle resucée), le monothéiste cohérent est condamné à la conversion des « infidèles », aux croisades et à l’obscurantisme.
Bettini comprend bien que le cadre mental polythéiste implique de ne jamais renoncer d’office aux correspondances possibles, de se donner la peine de traduire et d’interpréter les Dieux d’autrui. Le polythéiste se révèle curieux, comme l’historien Tacite qui, proposant dans sa Germanie des équivalences entre déités germaniques et latines, pratique l’interpretatio romana, subtilissime démarche fondée sur une saine curiosité comme sur un pragmatisme de bon aloi. Loin d’être faux, les Dieux, les fées ou les génies du voisin pourraient bien servir ma communauté, d’où l’intérêt, sous certaines conditions d’ordre politique (car il s’agit bien de politique, et non de vérité), d’être intégrés au panthéon de ma cité. « Pourquoi pas ? » pourrait bien être le leitmotiv du polythéiste d’aujourd’hui et de toujours. Pourquoi pas des correspondances entre Zeus et Jupiter, entre Shiva et Dionysos ? Pourquoi ne pas faire le pari de la malléabilité, de l’assimilation et de l’identification ? Pourquoi ne pas comprendre le divin comme fluide, en perpétuel mouvement ?
Impensable posture pour le monothéiste qui, sans toujours y croire, prétend détenir une vérité intangible, gravée sur des tablettes, aussi fermée aux apports extérieurs que muette sur ses sources. Plus faible sa croyance intime, plus tenace son obsession de convertir autrui – une monomanie.
Plurivoque en revanche, le langage polythéiste traduit et interprète sans cesse ; monotone, le monothéiste se bloque pour se déchirer en controverses absurdes – les hérésies. A la disponibilité païenne, à la capacité de penser le monde de manière plurielle répond la crispation abrahamique, source de divisions et de conflits : ariens contre trinitaires, papistes contre parpaillots, shiites contre sunnites – ad maximam nauseam.
L’essai de M. Bettini ne semble pas dépourvu d’arrière-pensées et là réside la faiblesse de son argumentation, car ce savant aux innombrables références, féru de détails parfois mineurs, oublie tout d’abord que ce qui définit le polythéisme, c’est avant tout le principe hiérarchique : les panthéons ne sont jamais des ensembles désordonnés ni des accumulations de divinités interchangeables, mais des hiérarchies célestes de puissances (Dieux, saints, anges, esprits,…) à la fois autonomes et complémentaires, regroupées en armatures souples et organiques. Tout polythéisme, antique ou actuel, se fonde sur une hiérarchie stricte des figures divines, souvent exprimées par le biais du schème de la parenté – les généalogies divines. Ces configurations hiérarchiques sont illustrées par le mythe, le rite et l’image. Bettini oublie cela pour n’y voir qu’un charmant ensemble, chatoyant et disparate. D’après lui, nous devrions redevenir polythéistes … pour accepter les Dieux des autres. Celui de Médine, par exemple ?
*
Peu après ou juste avant la chute du Shah d’Iran et l’avènement de la république islamique, l’indianiste Alain Daniélou avait publié un essai provocateur intitulé Shiva et Dionysos. Il y dressait une longue liste d’étonnants parallélismes entre le Dieu de la danse et celui au trident, tous deux vus comme des divinités hors-la-loi, que Daniélou interprétait comme les survivances d’une religion pré-aryenne ayant influencé le monde antique, de l’Indus à la Méditerranée. A l’époque, les savants avaient fait la grimace, comme souvent à l’égard de précurseurs non estampillés par l’Université. Passionnant, le dossier vient d’être repris par le comparatiste B. Sergent, universitaire pur sucre et président de la vénérable Société de Mythologie française. Disciple de Dumézil, Sergent a, dans le passé, pris des positions politiquement correctes, notamment à l’encontre de son collègue Jean Haudry, dont le Que sais-je ? consacré aux Indo-Européens eut droit à un déluge de critiques à caractère (méta)politique. Ceci ne l’a pas empêché (au contraire ?) de mener des recherches de plus en plus pointues sur les correspondances mythologiques entre l’Inde, la Grèce et les autres aires de l’expansion indo-européenne, de l’Anatolie à la Baltique. Sa synthèse sur les origines de Shiva et de Dionysos, intitulée Le Dieu fou, doit beaucoup à son prédécesseur, l’excentrique et génial Alain Daniélou, un modèle d’esprit libre – et un polythéiste convaincu. Touffu à souhait, l’essai se révèle convaincant : voilà un Dieu de l’extase qui meurt et renaît, un Dieu exterminateur et en perpétuelle métamorphose, ambigu et nomade, fauteur de désordres d’ampleur cosmique et libérateur, créateur et lumineux, destructeur et bruyant – à la fois, taureau, lion et serpent. Dieu des arts, de la musique et des chœurs, le transgresseur Shiva-Dionysos incarne à lui tout seul, dans une version probablement aryenne, notre polythéisme dans son insondable splendeur.
Christopher Gérard
Maurizio Bettini, Eloge du Polythéisme, Les Belles Lettres.
Bernard Sergent, Le Dieu fou. Essai sur les origines de Shiva et de Dionysos, Les Belles Lettres.
Sur ces questions, je renvoie à deux de mes livres :
et
Les commentaires sont fermés.