Les libres mémoires de Jacques Franck
09 juin 2016
Légende vivante de la vie culturelle belge, le baron Jacques Franck (1931) livre enfin ses « libres mémoires » aux milliers de lecteurs, qui, parfois depuis des décennies, le suivent au fil des pages de La Libre Belgique, le prestigieux quotidien dont il fut naguère le rédacteur en chef.
Né dans une vieille lignée d’Anvers - l’un de ses aïeux ne fut-il pas, au XVVIIIème siècle, amiral de la flotte espagnole ? - , Jacques Franck incarne le patricien du pilier catholique… et, en même temps, une figure atypique de l’intelligentsia belge, en tout cas l’une des plus attachantes. Journaliste dans l’âme depuis la fin de la guerre, passionné par l’acte de comprendre au point d’avoir fait de l’impératif latin Intelligite (« Comprenez ! ») sa devise nobiliaire, Jacques Franck est aussi un critique fort écouté (l’un des derniers, je le crains) pour qui le monde des livres, du théâtre et du ballet ne recèle plus guère de secrets. Depuis soixante ans, l’homme a connu tout le monde, du leader socialiste Guy Spitaels à la Princesse Lilian, de Marguerite Yourcenar à Maurice Béjart, de Philippe Beaussant à Bernard de Fallois. Il a fréquenté les théâtres, les bars et les salons ; il a hanté le Sénat et la Maison du Peuple avant sa démolition ; on le croise le soir au Cercle Royal Gaulois artistique & littéraire ou à l’Opéra de la Monnaie. Il a connu Tournai en flammes à l’été 40 et le fracas des V1 tombant sur Anvers, l’Affaire royale et la décolonisation, le service militaire (bel éloge du drill : « danseur ou soldat, même beauté, même combat !») et cette fameuse crise d’un jour durant laquelle Baudouin le Catholique, par une « imprudence royale », se plaça dans l’impossibilité de régner, pour ne pas signer la loi dépénalisant l’avortement.
Justement, Jacques Franck dirigeait alors le principal quotidien catholique, auquel il fit prendre un tournant libéral, car cet homme de conviction se méfie des utopies comme des blocages mentaux, en subtil disciple de Machiavel et de Tocqueville, en bon élève des Jésuites aussi, dont il subit la férule à Namur avant de terminer son droit à Louvain, à l’époque francophone. Toute un Belgique, de jadis et de naguère, d’aujourd’hui et de toujours, apparaît au fil d’un récit rédigé comme un roman d’aventures, tant l’écrivain parvient à transcrire son inlassable curiosité, servie non seulement par une mémoire phénoménale, mais aussi et surtout par une culture éblouissante. Des moralistes du Grand Siècle aux Romantiques allemands, qu’il connaît par cœur, des cadets dont il salue les premiers livres (j’en sais quelque chose) aux grands historiens français, Jacques Franck a beaucoup lu et assimilé, et davantage réfléchi, tel un petit-fils d’Erasme. De Stendhal aussi, quand il évoque son premier voyage en Italie vers 1956, suivi de nombreux autres. L’Allemagne de Goethe et d’Hölderlin lui est aussi une patrie, et Berlin sa ville préférée.
La Vie est un voyage se révèle bien plus précieux qu’un livre de mémoires, car à l’érudition se joint l’essentiel, la sensibilité, exprimée avec tact, toute en nuances. Esthète et moraliste, l’homme cultive la probité et pratique l’amitié avec élégance. Saluons !
Une citation pour la route : « on ne bâtit pas sur l’improvisation, même inspirée, ni sur les sentiments, même généreux. Une pensée procède d’un dialogue toujours renouvelé entre la raison et le cœur, entre l’acquis et l’innovation. Enfin, un grand journaliste doit avoir le sens de l’Etat. »
Christopher Gérard
Jacques Franck, La Vie et un voyage. Libres Mémoires, Ed. L. Wilquin, 344 pages, 25 €
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