Sur un bel essai de Bruno Lafourcade
11 septembre 2014
Mors voluntaria
Dans une de ses lettres, le peintre Pierre-Yves Trémois me citait ce que son ami Montherlant lui écrivait en septembre 1963 : « Il serait question de faire de la tentative de suicide un délit pénal. Comme si ce n’était pas une question entre soi et soi. Je vous écris cela en songeant à nos Romains, qui n’ont jamais été si grands que lorsqu’ils décidaient de faire cesser leur vie. »
Le suicide, la mors voluntaria de « nos Romains », est précisément le sujet d’un essai réussi, dû à la plume érudite autant que malicieuse d’un jeune professeur de Lyon. Dans Sur le Suicide, Bruno Lafourcade rappelle, pince-sans-rire, que l’homme est l’unique mammifère capable de mettre fin à ses jours. Son livre récapitule les raisons qui, chez un esprit libre et souverain, peuvent justifier le grand saut. Des plus nobles aux plus niaises (la faim dans le monde, une rupture amoureuse, les dettes aux banquiers, etc.), Lafourcade s’amuse, et nous avec lui, à décrire les mobiles de ce geste égoïste et solitaire. Au nombre de ces mobiles, dans le désordre, le bruit totalitaire, le déclin de la langue française, la vieillesse qui vient dans un monde brutal et infantilisé, les moutards et la famille, la maladie… Remarquons que la plupart de ces calamités justifieraient également le meurtre : le vacarme démoniaque d’un smartfaune ne suscite-t-il pas de légitimes envies de Mac modèle 1950, fût-il dépourvu de silencieux ? Le jeune philosophe O. Weininger, l’auteur de Sexe et caractère, se tua en expliquant que, de la sorte, il évitait un carnage. Avait-il raison ?
Vif et spirituel, d’une réjouissante incorrection face à l’imposture égalitaire, sans concession aucune pour la culture de l’aplatissement et de la haine de soi, Lafourcade conseille aux futurs suicidés de justifier leur geste par écrit afin d’éviter les récupérations familiales (« il nettoyait son Mac et puis, eh bien, le coup est parti ; oui, oui »), les interprétations plus ou moins intéressées, voire édifiantes (du genre : « Montherlant est mort chrétien ») et, tout simplement, le doute (Grossouvre, dans son bureau de l’Elysée – douteux, très douteux, surtout dans l’entourage mortifère de certain Président).
Les modèles de suicide sont abordés, de même que les derniers mots (celui, bouleversant, du cher Drieu : « laissez-moi dormir, cette fois » ; le ministre Salengro, qui s’excuse du dérangement). Une typologie des suicidés est aussi proposée : si les savants et les sportifs se tuent peu, en revanche, les soldats et les écrivains… Une pensée pour le colonel Jambon, 86 ans, ancien chef de maquis H’mong, qui se tue devant le monument aux morts de ses camarades indochinois pour protester contre l’abandon de ces braves. Une autre pour l’historien Dominique Venner, exemple de suicide conçu comme un acte de guerre. Lafourcade aurait pu citer Jacques Laurent, qui annonce la couleur dans son livre testamentaire, Ja ou la fin de tout.
La liste des penseurs est longue, depuis Empédocle qui se jette dans l’Etna, Sénèque qui se tue sur ordre du prince, Caraco qui s’ouvre la gorge comme promis après le décès de son père. Drieu bien sûr, et Montherlant – un exemple de virile détermination : le pistolet, le poison, l’heure précise (16 h), le jour de l’équinoxe d’automne.
Avant l’abécédaire des suicidés, instructif (mais incomplet, bien sûr : le dramaturge flamand Hugo Claus), Lafourcade passe en revue les apologies de la mors voluntaria, des Stoïciens, nos maîtres, qui soutiennent qu’il convient pour le sage de vivere quantum debet, non quantum potest aux docteurs de l’Eglise, hostiles au principe même du choix de mourir, l’homme chrétien n’étant que l’intendant d’une vie qui n’appartient qu’au seul Dieu jaloux. Si, pour les Païens, le suicide ne rabaisse jamais celui qui le commet pour éviter des calamités et partir en beauté, chez les disciples de Chrestos, le dolorisme semble l’emporter… quoique certains l’admettent du bout des lèvres. Une belle synthèse, qui vient compléter le superbe essai sur le suicide chez les Romains que composa naguère Gabriel Matzneff.
Christopher Gérard
Bruno Lafourcade, Sur le Suicide, F. Bourin, 224 p., 16€
On relira pour l’occasion Le Défi, de Gabriel Matzneff.
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