Jean-Loup Seban
06 septembre 2007
Otiose ou l’ociosité vengée
Tel est le titre d’un curieux opuscule qui se lit sous le manteau de Paris à Amsterdam et de Genève à Bruxelles. L’ouvrage, somptueusement édité par Magermans à Andenne, se présente comme « un préservatif contre l’éthique protestante du travail » : il s’agit bien d’un brûlot contre « l’infernale religion du labeur », mais aussi, horresco referens, contre « les négriers du Dieu terrible ». Le piquant de l'affaire est que son auteur est professeur de théologie et pasteur de l’Eglise Protestante Unie de Belgique! Lecteur de Bayle et du divin marquis (je veux dire Boyer d’Argens), Jean-Loup Seban est issu d'une vieille lignée alasacienne, qui a donné à la France des rabbins, puis des pasteurs et des officiers. L'homme est un érudit raffiné qui a tout lu en édition originale jusqu’à 1789 en dégustant du thé de Chine et des brioches au cacao. Ce théologien est un sybarite qui ne dédaigne ni les vins de Bourgogne ni un pâté de héron, qui a lu Sénèque et Pyrrhon avant d’enseigner à Oxford et à Princeton. Un homme singulier, auteur d'une œuvre qui ne ressemble à rien: Otiose ou l’honnête ociosité vengée, lequel se présente comme un roman philosophique tel que l’affectionnaient les moralistes du XVIIIè siècle. J.-L. Seban y développe avec grâce sa vision de la théologie rationnelle, de la bibliophilie (-manie ?), de l’amitié, et même des chats,… Manifeste déiste et pamphlet aristocratique, l’essai est rédigé dans « la langue des Quarante », pétrie de latinismes et de termes archaïques pêchés chez Scarron ou Rabelais. L’humour n’en est jamais absent, juste sous-entendu à l’anglaise (Maître Seban me pardonnera de ne point écrire « angloise ») : je songe à la parabole des abeilles, par exemple. Je l’ai lu (et découpé, puisque le volume n’est pas massicoté) avec une jubilation constante tant son allégresse est communicative, à mille lieues du jargon académique ou des autofictions triviales. J’en ai apprécié le libertinage intellectuel et spirituel, par exemple à propos de « Mahome », « le chamelier péninsulaire » ou de l’indispensable indocilité par rapport à la créance officielle. En vérité je vous le dis, la République des Lettres compte un écrivain de plus, et un écrivain de haut parage.
Questions à Jean-Loup Seban
Qui êtes-vous ?
Rejeton hybride d’une couple de traditions séculaires et antagonistes, la sépharade et la huguenote, j’ai longtemps suivi la foi ancestrale en son sillon orthodoxe, enduré son dogmatisme, son puritanisme et son intolérantisme. Aujourd’hui, dessillé, détrompé, émancipé, je me complais dans l’empyrée de la créance hétérodoxe, au panthéon duquel figurent notamment Uriel da Costa, Spinoza et Mendelssohn du côté judaïque ; Aubert de Versé, Tyssot de Patot, Dippel et Kant du côté chrétien, sans omettre François Hemsterhuis, l’Hellène. Les libertins érudits et les libres-penseurs exercent sur moi une fascination diabolique ! « Les vieux fous sont plus fous que les jeunes » disait La Rochefoucauld, le lucide. En ce repaire d’hérétiques, havre hospitalier, je me nourris d’une pensée éclectique, féconde et radiante, puisée aux sources du Grand Siècle et du siècle des Lumières.
Les grandes lectures et les grandes rencontres ?
Outre la pléiade académique de rigueur – Platon, Horace, Sénèque, Montaigne, Calvin, La Mothe Le Vayer, Bayle, d’Argens et Voltaire – une foison de minores, théologiens ou littérateurs, souvent moralistes, qui se révélèrent dans l’instant d’ensorcelants « maîtres muets. » Fors mes maîtres aux Hautes Etudes à Paris et quelques savants de renom, croisés au cours de mes voyages ou lors de colloques, aucune rencontre conséquente, à l’heureuse exception d’un érudit, chantre du Sublime, qui m’inocula la dilection bibliophilique, j’ai nommé : Daniel Berditchevsky. Comme l’ambition m’a négligé régulièrement et l’indocilité flatté avec autant de régularité, je n’ai jamais éprouvé ce désir, ni ressenti ce besoin, qui pressent ordinairement l’opportuniste à s’agréger à une école philosophique en vogue ou à s’inféoder à une secte maçonnique influente.
Qui est donc ce mystérieux Otiose que nous voyons évoluer, discourir et faire bombance en amicale compagnie ?
Un patricien d’autrefois, un protestant baptisé à l’Eglise Wallonne des Pays-Bas, qui demeure dans une cité marchande à la veille du grand basculement qui va transsubstantier la société et ruiner l’art de vivre. Nous sommes à l’automne de l’an 1765. Bientôt le travail perdra, au sein de la Res publica, son caractère de malédiction divine pour revêtir celui de bénédiction sociale. Otiose est un homme de loisir, hypocondre et un tantinet misanthrope. En religion, c’est un déiste ; en éthique, un épicurien discrètement teinté d’hédonisme et un thériophile ; en épistémologie, un pyrrhonien qui adopte, selon son besoin, le platonisme, le cartésianisme ou l’empirisme. Mais c’est avant tout un sage qui a eu la prudence de substituer l’amour intellectuel à l’amour sensuel, l’amitié à la passion charnelle ; un solitaire qui vit avec Anacharsis, son chat confucien, et Jeannot, son jeune protégé, et qui s’est entouré d’une poignée d’amés complices avec lesquels il disserte : un papiste, un juif, un athée et un mahométan.
Qu’appelez-vous ociosité ? Comment distinguez-vous cette ociosité du quiétisme voire du nihilisme ?
L’honnête ociosité (honesta ociositas), distinguée des autres formes d’otium, comme catégorie du temps social et privé, c’est d’abord le refus du travail rémunéré, de l’enrichissement, de l’action, du pouvoir comme entéléchies de l’étant (libido dominandi) ; c’est ensuite une philosophie pratique qui livre la manne céleste à la concupiscence intellectuelle de l’âme (libido sciendi) - la contemplation de la nature, la méditation du divin et la création poétique - sans renier pour autant les œuvres de la chair, si toniques. Il se pourrait bien que l’honnête ociosité occupât une place médiane entre le quiétisme du Grand Siècle, qui participe du salutaire retirement du monde, et le nihilisme du siècle des idéologies mortifères.
Votre personnage est tout sauf tendre pour les diverses confessions abrahamiques qu’elles soient hébraïques, papistes ou parpaillotes, ceux que vous appelez « les négriers du Dieu Terrible » en prennent pour leur grade. Peut-on lire votre essai comme une sorte de manifeste déiste ? Pastiche du livre du XVIIIème siècle, amusement d’érudit…ou confession d’un solitaire ?
Certes, Otiose vit à l’ombre de Voltaire. Vous avez parfaitement raison : c’est un manifeste en faveur du déisme, cette panacée philosophique qui prétendait guérir, au dix-septième siècle comme au dix-huitième, les maux sociaux et politiques engendrés par les querelles religieuses. A mon estime, le déisme est, aux côtés de la mystique, une voie de la transcendance qui affranchit le sujet pensant de la bibliolâtrie, du sectarisme et du communautarisme, fléaux d’aujourd’hui. Je vous concède volontiers que cet essai est un amusement de lettré, peut-être même un radotage d’érudit. Dans la clairière du soi, le bibliophile danse avec le moraliste. Ce nonobstant, je me rebecque contre la suggestion qu’il s’agirait d’un pastiche, bien que quelques pastiches l’embellissent. Car, au siècle des Lumières, personne n’écrit de cette manière. Ce style, perfidement archaïsant et précieux, latinisant parfois, pédantesque toujours, je le revendique hautement comme mien.
Puis-je aussi y voir un manifeste du dandysme, car il y a du Des Esseintes chez votre héros ?
Le rapprochement que vous proposez me surprend. Rassurez-vous, cette parenté accidentelle ne me gêne aucunement ! En vérité, le héros vit à l’image des gens de condition de son époque. En ce qui concerne ma posture littéraire, je ne crains point d’être taxé d’antiquomanie, ni d’ailleurs d’être stigmatisé pour mon amphigourisme, voire conspué comme esthète du verbe. Il me convient que ma posture soit résolument à contre-courant. Notre langue étant si élégante et opulente, et le sabir contemporain si vulgaire et indigent, c’est lui rendre hommage que d’exhumer des vocables choisis, de les rédimer de la désuétude où ils croupissent ! Le troupeau des litterati se divise, me semble-t-il, en deux classes : les brebis qui suivent le berger du « politiquement correct » et celles qui s’en écartent. Pour mon salut, j’appartiens à la seconde catégorie. Surtout qu’aucun berger ne s’avise à me contraindre à rentrer au bercail ! « On renonce plus aisément à son intérêt qu’à son goût » de l’aveu même du sapientissime duc et pair. D’une certaine manière, votre inquiétude philosophique rejoint la mienne. Mais que j’eusse aimé posséder ce courage qui est le vôtre, pour oser proclamer urbi et orbi l’horreur que l’anti-culture contemporaine m’inspire ! Elle a sur mon cœur l’effet d’un émétique. Au demeurant, si ma pensée et ma parlure avaient l’heur de déplaire aux coryphées de la bien-pensance et de la bien-jactance, thuriféraires stipendiés de la néo-barbarie, croyez bien que j’en serais fort satisfait. Une vocation, que je n’ai point, se trouverait magistralement justifiée, avant même que j’eusse à m’inquiéter de l’utilité éventuelle de mes lucubrations intempestives de petit savantas en robe de chambre.
Jean-Loup Seban, Otiose ou l’ociosité vengée, Ed. Magermans, Andenne, 20 €. Se trouve chez Touzot à Paris.
Lire aussi Les Nobles Voyageurs
Les commentaires sont fermés.