Relire Caillois
09 novembre 2006
Entretien avec Stéphane Massonet
Qui était cet homme singulier au parcours si riche? Que peut-il apporter à un lecteur d’aujourd’hui ?
Comment situer un écrivain comme Caillois? Un homme des confins, qui s’installe aux carrefours du rationnel et de l’irrationnel? Dans le cadre de mon travail, j’ai tenté d’exploiter quatre pôles de sa démarche, circulant entre la philosophie et la littérature, entre la science et la poésie. Mais assurément, il existe bien d’autres lieux, bien d’autres carrefours à partir desquels il convient d’interroger un homme et une pensée aussi riches. Il suffit peut-être d’énumérer les différents domaines dans lesquels il s’est aventuré pour donner une idée de la diversité de son oeuvre: le mythe, le sacré, le jeu, la guerre, la littérature, la poésie, la peinture, le rêve, la géographie, le monde animal, ou encore les pierres sur lesquelles il a donné de très beaux textes. Dès lors, que peut apporter un tel auteur au lecteur actuel? Peut-être une nouvelle idée de l’encyclopédisme: un savoir non pas académique (au sens institutionnel) mais plutôt une curiosité qui circule aux quatre coins du monde, taupe errante, zigzagante, parfois myope, mais finissant toujours par rapporter quelque butin, qui vient se loger dans une des cases de son échiquier imaginaire. Mais pour qu’une telle démarche n’aboutisse pas à un cabinet de curiosité, fallait-il encore se forger une méthode qui puisse rendre compte de cette diversité.
Telle sera l’idée des sciences diagonales qu’il défendra sa vie durant, notamment avec la revue Diogène. Derrière la notion de diagonale se profile l’idée de relier entre eux des domaines éloignés du savoir, de rapprocher des données incongrues, qui semblent faire exception dans leur domaine respectif, mais dont le mécanisme (ou plutôt l’impossibilité d’expliquer) reposerait sur une logique semblable. Ce savoir oblique cherche à mettre de l’ordre dans l’irrationnel (on a souvent décrit Caillois comme un rationaliste du mystère) en lançant des ponts entre des continents éloignés du savoir. En bref, il questionne les frontières, redéfinit le découpage des sciences et nos manières de penser. Ce sont là, me semble-t-il, les présupposés d’un encyclopédisme nouveau.
Peut-on le définir comme un esprit “farouchement religieux”?
“Farouchement”, certainement. “Religieux”, je ne sais pas. Le mot religieux (et son corollaire religion) pose problème, comme vous le savez. Et Caillois, en tant que grammairien, n’avait pas manqué de souligner cette difficulté. En tant qu’élève de Marcel Mauss à la Sorbonne en 1937, il avait entrepris de rédiger une thèse sur “Le vocabulaire religieux des Romains”. Mauss mit son disciple en garde, notamment sur le sens qu’il faut donner au mot religion. “L’étymologie relegere n’est pas douteuse, disait-il, mais on s’extasie dangereusement sur ce qu’elle cache ou trahit. Bien que relegere n’ait jamais voulu dire “relier”, on tient pour assuré que telle est l’essence de la religion”. Et cette preuve par l’étymologie permettait ainsi de relier tout et n’importe quoi: le ciel et la terre, l’humain et le divin, la nature et le surnaturel. Pour Caillois (et c’est ce qui le rapproche aussi bien de Mauss que de Dumézil), il fallait s’en tenir à l’affirmation de Festus, selon lequel les religions sont des “noeuds de paille” (religiones tramenta erant), ces noeuds de paille qui servaient à fixer les poutres des ponts. La preuve ne se trouve donc pas dans l’étymologie du mot relegere, mais plutôt dans le fait que le grand prêtre romain se nomme pontifex: le grand pontonnier. En ce sens-là, Caillois serait immanquablement un esprit religieux. Il n’a cessé de lancer des ponts entre des régions disparates et morcelées du savoir. Le pont est chez Caillois le concept théorique central de ses approches de l’imaginaire. Le pont ou encore la correspondance, pour reprendre un terme baudelairien, lui-même emprunté à Swedenborg. Mais plutôt que le dualisme hypostatique de ce dernier, il conviendrait d’évoquer la proximité de Caillois avec les alchimistes de la renaissance. Lorsqu’il s’approche du monde minéral, dans ses derniers textes, nous retrouvons la trace ou la théorie des signatures d’un Paracelse, tandis que la différence entre le monde intérieur et extérieur se résorbe en des liens inextricables (mais pourtant théoriquement dénombrables) entre le monde humain et la nature.
C’est là où Caillois rompt avec la religion. Chez lui, il n’y a nulle transcendance: il refuse tout dualisme. Il y a un immanentisme qui dynamise la matière jusqu’à une conception unitaire du monde. Caillois est avant tout matérialiste, d’un matérialisme mystique, qui s’apparente parfois à la physique du XVIIIème siècle (on pense parfois à Diderot en le lisant): mais au-delà de la matière, il n’y a rien. Ou plutôt, il n’y a pas d’au-delà. Sa mystique est donc une mystique “soft”, sans violence ni illumination. Après avoir invoqué la figure de Lucifer dans ses analyses sur les mythes, pour pouvoir mieux éclairer de la lux vertigineuse des représentations collectives, le monde des pierres dans lequel éclôt la mystique cailloisienne, amènera l’auteur à renoncer à l’éclaircissement, à la lumière. Le minéral (et sa mystique) enténèbre le regard de Caillois. Cet enténèbrement est comme une lente dissolution du soi dans la nuit de la pierre, une expérience dépossessive de son identité qui se dissout dans la matière. Cette expérience, Caillois tenta de la théoriser dans ses premiers textes sur le mimétisme animal et la psychasthénie légendaire ou encore dans son étude sur les démons du midi. Plus tard, Caillois ne démentira jamais son intérêt pour les fantômes, les ombres (ou le côté obscur de la nature et surtout le regard trompé). Dans un de ses derniers textes, “Le petit guide du XVème arrondissement à l’usage des fantômes”, où l’auteur rappelle cette célèbre phrase du Nosferatu de Murnau: “Dès qu’il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre”, Caillois termine son récit en révélant qu’il n’est pas l’auteur de ce texte, mais un fantôme qui s’empare de son corps plus de trente ans plus tôt: “Je jouais à traquer le fantôme: j’étais le fantôme.(…) Je cherche en vain à me persuader que je suis le jouet d’une illusion due à ma fatigue, à ma mauvaise vue. Je suis déjà acculé au mur de la maison peinte. Je le sens se diluer pour m’accueillir et moi-même m’y dissoudre. A l’ultime seconde, je revois en un éclair le visage éperdu de jeune français auquel j’avais doucement mis fin à la vie consciente pour m’approprier son corps, son identité et ses souvenirs. Il était seul. Il revenait du cinéma. Il était depuis peu dans la région. J’ai oublié son nom. Pourtant c’est celui sous lequel j’ai signé tous les livres que j’ai publiés depuis plus de trente ans.”
Jean d’Ormesson, qui a travaillé trente ans à ses côtés (à Diogène), dit de Caillois qu’il est « tout entier du côté de Dionysos ». Qu’en pensez-vous ?
La formule est peut-être en elle-même trop entière. Comment être tout entier du côté de Dionysos? Certes Caillois est un homme des confins ou des antipodes. Il a invoqué le vent hyperboréen au seuil du Collège de Sociologie avant de décrire les paysages austères de la Terre de Feu. Il n’a cessé d’écrire et d’interroger la Chine, tout en vouant à l’Antiquité classique une reconnaissance profonde. Justement, chez Caillois, il me semble qu’on trouve quelqu’un qui a tenté ce précaire équilibre entre le classicisme et le dionysiaque. L’excès, le mystère, la transgression le retiennent: mais il ne désire se perdre dans ces abîmes. Georges Bataille serait beaucoup plus proche de Dionysos et de par sa réflexion sur le corps et son érotisme. Chez Caillois, il n’y a pas de pensée du corps, pas plus qu’un érotisme. Si Caillois s’est penché sur l’aspect dionysiaque des communautés, s’il n’a cessé de porter son attention sur les ivresses qui hantent l’homme, ce ne serait pas pour s’y perdre, mais plutôt pour mettre au jour les mécanismes qui sous-tendent l’irrésistible attrait vers l’excès et le vide. Les surréalistes lui ont suffisamment reproché son excès de rationalisme face au mystère. Cet excès serait justement un antidote nécessaire à celui qui s’intéresse à ce genre de phénomène. Mais, qui sait, Jean d’Ormesson a effectivement côtoyé Caillois pendant des années, et il est fort pensable que dans le quotidien, il ait été un homme d’excès et de vertige.
Quelle est la place du mythe dans sa pensée?
Le mythe est certainement l’alpha et l’oméga de la pensé e de Caillois. Lorsque ce jeune adolescent fréquente Roger Gilbert Lecomte et René Daumal du groupe “Le Grand Jeu”, le mythe est déjà présent, ne fût-ce qu’au titre de mythe personnel. Les premiers textes qu’il rédigera durant cette période (publiés chez Fata Morgana sous le titre La Chute des corps) tentent de rendre compte d’expériences de dépersonnalisation et de perte de l’identité, thème que Caillois reprendra et développera plus tard dans ses études mythographiques sur les démons du midi ou la mante religieuse. Ces premiers textes, Caillois refusera de les considérer comme des poèmes: ils constituent plutôt des documents dont il faudra systématiser la logique. Et pour ce faire, il se tournera vers le mythe. Il y aurait donc une sorte de poétique refoulée chez Caillois, qui voudrait faire du mythe la première case de son échiquier de l’imaginaire. A l’autre bout de son parcours, lorsque Caillois décide d’écrire sa biographie intellectuelle quelques mois avant de nous quitter, il intitule son texte Le Fleuve Alphée. Il découvre ainsi dans le cours de ce fleuve mythique, non pas la ligne, mais l’image de sa propre aventure intellectuelle. Comme vous le savez, ce fleuve mythologique se jette dans la mer Méditerranée et la traverse avant de redevenir un fleuve dans l’île d’Ortygie, près de Syracuse, et venir s’effacer dans une source à rebours. Pour comprendre cette métaphore, il faut justement lire ce retour vers sa source systémique comme une tentative de réhabiliter ce qui fut refoulée: cette poétique, qui au détour d’une vie et d’une exigence intellectuelle (pour ne pas parler d’une austérité et d’un ascétisme de l’esprit), viendra s’incarner dans le minéral. Et si le biographique s’inscrit sous le signe du mythe, ces derniers textes sur les minéraux décrivent des agates comme des mythologies à l’état naissant. Un très beau texte intitulé “Yggdrasill stupéfié” retrace à rebours le passage ou le pont entre le vivant et la pierre, par la pétrification du monde végétal. La mante religieuse et les insectes mimétiques, dans lesquels Caillois n’a cessé de lire des comportements ou des correspondances humaines, notamment par le port du masque et le vertige chamanique de la dépossession et de la régression à l’état prénatal, assureraient le passage entre l’animal et le végétal. Tout comme Alphée, le mythe introduit chez Caillois un temps circulaire en un monde unitaire où les symboles et les phénomènes circulent, mais selon des schémas repérables, répétables. Ainsi le mythique et le biographique se projettent en métaphysique. Enfin, il reste le mythe. Là, il faut lire Le Mythe et l’Homme pour comprendre la pluralité de domaines dans lesquels Caillois a tenté de traquer les manifestations et représentations collectives. Ce qui ressort de ces lignes de 1938 est la volonté de relancer et de revitaliser le mythe; non par les mythes anciens, mais par des mythes modernes. Caillois parlera d’un passage du mythe humilié au mythe triomphant, qui tient dans son analyse du héros mythique, celui qui accomplit des actes transgressifs, paroxysme et interdit au travers desquels toute société se renouvelle. Après la guerre, Caillois va approcher les mythes comme des formes littéraires. La théologie et la métaphysique, selon la thèse borgésienne, seraient considérées comme une des premières manifestations de la littérature fantastique. Donc il faut historiciser le rapport de Caillois aux mythes, et si Sartre parlait à propos de Rougement et de Caillois d’une sorte de mythe du mythe, qui avait cours durant l’entre-deux-guerres, il ne faut pas oublier que le mythe était une arme de combat, une sorte d’anti-mythe qu’il fallait ériger contre les idéologies politiques de l’époque, et plus particulièrement les mythes fascistes. Ici Caillois rejoint Bataille et cette tentative d’opposer des contre-mythes au fascisme. Son étude sur la mante religieuse croise celle d’Acéphale (ou plutôt son absence de figure) chez Bataille ou encore la Judith décapitant Holopherne chez Leiris. L’absence de tête ou la décapitation est ici, à cette époque, un thème très frazerien. C’est toute la théorie de la mise à mort de la royauté sacrée qu’il faut lire dans cette réflexion sur le mythe.
Caillois, comme Jünger, s’est penché sur le thème de la guerre… même s’il n’a pas connu l’épreuve du feu. Qu’en est-il de leur regard à tous deux sur la guerre, comme « expérience intérieure » ?
La différence entre ces deux regards sur la guerre tient au fait que Jünger l’a connue comme une expérience directe, sur le vif, brûlante, fondamentale et bouleversante, tandis que Caillois l’a pensée de loin, en prenant ses distances et en la regardant au travers du prisme de la sociologie. Ceci dit, la pensée et la vie de Caillois ont été profondément marquées par la guerre. Né en 1913, les premiers souvenirs de son enfance portent la trace des désastres du premier conflit mondial. Ses jeux d’enfants (et il faut se rappeler l’importance du jeu aux côtés de la guerre et du sacré dans l’anthropologie de Caillois), ses premiers jeux donc se déroulaient dans les décombres d’une Reims dévastée. Secrètement, l’écriture de Caillois portera toujours la trace d’une sorte de parole qui viendrait après l’apocalypse. Son goût pour les paysages et les géographies désertiques, raréfiés et lunaires, où l’homme et ses oeuvres ont peu de place, et plus tard les pierres, est lié à cette expérience première. L’influence de la seconde guerre mondiale sera plus décisive. Elle amènera Caillois à revoir ses positions politiques et sociologiques. Il renouera avec la littérature et reviendra d’Argentine en 1945 avec les premières traductions françaises de Borgès. Car justement, ce seront la distance et l’exil qui lui permettront de prendre toute la mesure de la guerre. A la veille du conflit, Caillois invoquait, en conclusion de son étude L’Homme et le Sacré, les forces virulentes et excessives du sacré pour combattre une société vouée à la déliaison du profane. Après la guerre, à l’occasion de la seconde édition du livre, il constatera que face aux forces destructrices, dont la guerre moderne représente comme la résonance des fêtes primitives dominées par le sacré gauche, s’impose une autre forme de dissolution: celle de la pourriture par dépérissement. “Tout ce qui ne se consume pas, dira Caillois, pourrit. Aussi la vérité permanente du sacré réside simultanément dans la fascination du brasier et de l’horreur de la pourriture”. Ainsi, se trouve désamorcée cette logique violente, virulente, selon laquelle il s’agissait de réactiver le sacré de transgression dans le monde moderne. Face à la guerre ou aux phénomènes humains, Caillois laisse place à une autre loi: celle de la nature. Pour revenir à Jünger, Caillois a situé sa démarche parmi les mystiques de la guerre, une mystique qui absolutise un conflit à présent devenu total, général et impersonnel. Comme sociologue, Caillois s’est donc penché sur la dimension imaginaire et collective de la guerre, tentant de démêler cette inexplicable et incontrôlable force qui pousse les hommes à la destruction et aux désastres. Il a montré comment la guerre révélait une nouvelle forme de sacré en devenant ce que Mauss appelait un fait total, qui, sociologiquement, implique la totalité de l’existence sociale. Cette logique est devenue possible avec la Révolution Française, qui transforma le citoyen, tout citoyen, en un soldat qui défend sa nation. Alors que disparaît la caste du combattant (dans la trifonctionnalité indo-européenne), avec ses règles et sa courtoisie, le suffrage universel aura pour corollaire le service militaire obligatoire. La démocratie rend possible la nation en guerre, et après Hegel et Clausewitz, le XXème siècle couronnera ce vertige paroxystique par des capacités illimitées de destruction. Face à la mystique jüngerienne, celle de Der Kampf als inneres Erlebnis, qui acquiesce et embrasse à bras le corps la guerre moderne, Caillois pose une question fondamentale à l’homme moderne sous forme d’une alternative indécidable. Ou bien les inégalités sociales sont codifiées et la guerre est courtoise, limitée, ritualisée comme une sorte de jeu ou de cérémonie, ou bien l’égalité des droits et la participation à la vie publique amènent la guerre à se développer en conflits illimités. Face à ce dilemme, Caillois voudrait opposer l’exemple de la Chine classique, qui a su séparer l’état et l’armée.
Quelle fut l’influence de Dumézil sur Caillois?
L’influence de Dumézil est importante chez Caillois. Le paradoxe serait que Caillois fut bien plus marqué par le premier Dumézil, celui d’avant la découverte de la trifonctionnalité en 1938, alors que Caillois contribua en partie à la découverte de celle-ci. Dumézil, dans sa préface de Mythes et Dieux des Germains (1939), remercie Caillois pour l’aide qu’il lui a apportée dans ses séminaires. De même, Caillois remerciera Dumézil l’année suivante pour avoir accepté de suivre les dernières épreuves de L’Homme et le sacré, alors qu’il se rendait en Argentine. C’est donc vers Ouranos-Varuna qu’il faut se tourner pour comprendre la pensée de Caillois, et la thèse de Frazer sur la nécessaire mise à mort de la souveraineté sacrée. Le Festin d’immortalité traitait déjà de la femme fatale et de la boisson d’immortalité, alors qu’Ouranos-Varuna traite des rapports entre souveraineté et castration, des thèmes qui se cristalliseront chez Caillois dans le mythe de la mante religieuse, ainsi que les mythes de conquête du ciel, et sa contrepartie, la descente aux enfers.
La marque la plus décisive de Dumézil sur Caillois serait cet esprit comparatiste qui ne s’embarrasse pas des frontières géographiques. Ici, encore, Caillois veut aller plus loin, puisque sa perspective dépasse le domaine indo-européen pour viser une mythologie universelle. J’ai retrouvé un manuscrit de Caillois que je publierai prochainement, sur le thème du Déluge. A la suite d’une proposition de Daumal à Paulhan, il avait été décidé de faire un volume dans la collection la Pléiade sur la mythologie universelle. En 1936, Caillois se trouve à la tête du projet, et se charge de rédiger, après la Genèse et la Chute, la troisième partie sur le Déluge. Le projet sera refusé par Gide, justement parce qu’il se veut trop universel et qu’il finit par ranger le déluge biblique au même rang que les autres mythes. En fait, Caillois va même plus loin, puisqu’il se servira du récit diluvien sumérien pour démontrer l’antériorité de l’inondation et de la civilisation sumérienne par rapport au récit biblique. Il voulait contrer la thèse de Charles Martsan, dans La Bible a dit vrai (résultats des fouilles effectuées de 1924 à 1934 en terre biblique), qui historicise le récit biblique. Ensuite Caillois, fort proche de Dumézil, compare le déluge grec de Deucalion et le rêve de Manou de l’Inde védique, avant de suivre un autre spécialiste de l’Inde, quelque peu oublié de nos jours: A.M. Hoccart. Celui-ci a également étudié la royauté avec son essai de 1927, Kingship, tout en offrant des extensions entre l’Inde et l’archipel du Pacifique. Enfin, Caillois évoquera les déluges dans les mythes américains. Il me semble que, sans Dumézil, Caillois ne se serait pas aventuré dans une tâche aussi immense.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé à Caillois et à Corbin ? Existe-t-il un lien entre ces deux penseurs, outre leur collaboration à Antaios (1959-1971) ?
La coïncidence entre ces deux auteurs dépasse la simple collaboration à Antaios. Il suffit de reprendre leurs vies et leurs bibliographies respectives pour se rendre compte combien l’un et l’autre n’ont cessé de se rencontrer, de se croiser tout au long de leurs parcours respectifs. Dès les années 30, les deux hommes ont fréquenté le même milieu intellectuel, ont publié dans les mêmes revues (NRF, Recherches Philosophiques, Mesures, …). Et puis, comment peut-on s’ignorer lorsqu’on travaille sur les mythes, le sacré et la religion tout en côtoyant les mêmes personnes. Rappelons que ce fut Georges Bataille qui encouragea Corbin à publier ses traductions de Heidegger. Plus tard, Caillois devait publier Corbin dans le volume qu’il dirigea avec von Grunenbaum sur Le Rêve et les sociétés humaines (Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1967). La biographie de Caillois par Odile Felgine rapporte les différentes occasions où les deux hommes se sont rencontrés. Caillois invitait les Corbin à la maison, etc. Mais évidemment, il existe une dimension bien au-delà de l’anecdote, par laquelle le biographique ou l’événementiel rejoint le symbolique ou le mythique. Ce point, Gilbert Durand l’a touché du doigt dans son texte sur “Caillois et l’approche de l’imaginaire”, lorsqu’il rappelle non seulement l’amitié des deux hommes, mais comment leurs pensées devaient se cristalliser autour de l’exil, peu avant le seconde guerre mondiale. Caillois partira pour l’Argentine, dans les bagages de Victoria Ocampo et y découvrira Borgès, ainsi qu’un paysage qui le marquera jusqu’à la fin de sa vie. Corbin sera lui bloqué à Istambul, alors qu’il tentait de découvrir et de classifier des manuscrits de Sohrawardî. Bien des années plus tard, en mars 1952, lorsque Caillois est chargé par l’Unesco de représenter l’Iran et l’Irak à l’occasion du millénaire d’Avicenne, il sera déçu par Bagdad, la ville des Mille et une Nuits, mais retrouvera en Iran l’émerveillement qu’il avait connu alors, pendant ses années d’exil en Argentine.
Plus personnellement, je n’ai cessé de m’intéresser aux penseurs des années trente qui se sont penchés sur l’imaginaire, pour tenter de débloquer la situation sclérosée dans laquelle le néo-kantisme avait abandonné l’imaginaire. Cette nouvelle génération sera marquée par la phénoménologie (introduite par Aron, Sartre et Corbin) et tentera de dynamiser l’imaginaire, de lui restituer ses droits dans le domaine de la connaissance. A côté de Corbin et de Caillois, nous trouvons Bachelard, Armand Petitjean ou encore Jean-Paul Sartre, avec ses premiers essais sur l’imaginaire et, plus important, un récit comme La Nausée, qui ouvre la phénoménologie sur l’étude du vide, du néant, du vertige, de la mort. Bref, tout ce que la bonne conscience rationaliste rejette dans les marges de la folie ou de l’hallucination. Tel est l’apport de ces penseurs: rendre à l’image une valeur épistémique. Restituer les images (qu’il s’agisse de mythe, de rêve ou de fiction littéraire) dans l’ordre du savoir. Bien entendu, comme je l’ai dit à propos de l’encyclopédisme et de la théorie des correspondances, ce genre de savoir restera louche, gauche, oblique, refoulé dans les brumes du délire psychologique tant qu’une telle réévaluation de l’imaginaire ne s’accomplira pas par un ébranlement de la rationalité étroite et utilitaire.
Calendes de juin 1998.
Professeur de littérature comparée, Stéphane Massonet (1962) est Docteur en Philosophie de l’Université Libre de Bruxelles. Sa thèse portait sur la phénoménologie de l’Imaginaire. Il s’est spécialisé dans l’étude des avant-gardes et des non-conformistes du XXème siècle : Corbin, Caillois, Michaux, Mesens, … Il a publié La Chute des corps de Roger Caillois (Fata Morgana), la Correspondance entre Tristan Tzara et E.L.T. Mesens (Didier Devillez) et Les labyrinthes de l’Imaginaire dans l’œuvre de Roger Caillois, (L’Harmattan Littératures).
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